Boris Carène est dans son élément. Il se déhanche sur son vélo et grimace de douleur, Les commentateurs expliquent qu’il aime être « dans le rouge », le public électrisé sur le bord de la route scande : « Allez Bobo ! woulé woulé, apiyé, apiyé ! » Nous sommes dans le col des Mamelles, lors du 68ème Tour Cycliste de Guadeloupe et le leader de la Team CCD n’a pas encore gagné le Tour, pas encore.
L’une des singularités de ce Tour, c’est l’hystérie collective pour Boris Carène. Durant 9 jours c’est l’île toute entière qui supporte son champion, le dernier Guadeloupéen à avoir remporté la compétition depuis 1991. Pour le sociologue Franck Garain, Boris Carène fait appel aux valeurs profondes des Guadeloupéens. « Le peuple se sent représenté par Carène car il est le symbole d’un pays de combats. »
Pour bien comprendre cette passion du cyclisme, il faut revenir aux temps des « koud’chenn », lorsque les ouvriers des usines, se lançaient des défis en rentrant du travail. De cet esprit de compétition improvisée, est née le Tour de Guadeloupe en 1948, à l’occasion des 100 ans de la seconde abolition de l’esclavage. Au début, l’engouement n’était pas patent, mais très vite, la foule se passionne pour ses vaillants athlètes qui se dépassent sur l’asphalte. « Dans une société qui a été esclavagisée, beaucoup de choses tournent autour du corps », poursuit Franck Garain. « Les gens sont très friands du cyclisme car ils peuvent se mesurer, corps contre corps, et de la ressort le sentiment de vaillance qui est très fort en Guadeloupe. C’est un pays qui a besoin du goût de l’effort. De plus, la particularité du cyclisme, c’est de voir le corps dompter la machine. » Boris Carène fait donc partie de ces sportifs (tout comme Teddy Riner) qui donne aux Guadeloupéens ce sentiment de fierté. Par ailleurs, l’insularité renforce ce qui pourrait être défini par du nationalisme affectif. Franck Garain va plus loin dans l’analyse en expliquant qu’il « la Guadeloupe est encore jeune est qu’elle essaye d’écrire un récit. En ce sens, il faut des personnes hors du commun comme Boris Carène pour écrire ce récit. »
Le mythe Pauline et Molia
S’il ne fallait retenir qu’une histoire entre toutes celles qui composent le Tour de Guadeloupe ce serait celle-là, la rivalité devenue légendaire entre Alain Pauline et Saturnin Molia, à la fin des années 60. Grand, puissant et taiseux, Alain Pauline était un athlète complet aux allures de dandy. Molia, lui, était ce que l’on appelle dans le jargon cycliste un puncheur. Capable d’attaques fulgurantes, à n’importe quel moment, il aimait blaguer en provoquant le peloton. Il lui arrivait même, avant le départ de la course, d’annoncer à tout le monde, le moment exact où il allait attaquer pour gagner la course. Et il le faisait.
Capture d'écran du film Pauline et Molia, un duel Mythique de Gilles Pedoussaut
C’est lors du Tour 1967 que la rivalité arrive à son apogée. Lors de la dernière étape alors que Pauline est en tête, un coureur, Danquin, percute une voiture mal garée dans la descente de Pigeon à Bouillante. Il meurt sur le coup. Dans un article paru récemment dans France-Antilles, Molia revient sur cet incident en affirmant qu’il voulait arrêter la course et que Pauline lui aurait volé la victoire du Tour sur cette étape. Depuis, Molia a déclaré que depuis cet épisode, Pauline est devenu l’ennemie juré du Molia. Ce dernier prendra sa « revanche » en 1969 lorsqu’il remportera son unique tour. Quoi qu’il en soit ces deux champions aux comportements opposés étaient arrivés à diviser la Guadeloupe en deux. Les pro-Pauline eurent des débats enflammés avec les pro-Molia. Et les débats durent encore aujourd’hui.
Polémiques autour de Carène
Des débats, il y en a eu lors de ce Tour 2018. Au centre, encore et toujours Boris Carène. Certains coureurs du peloton se sont plaints du train trop élevé imposé par les coéquipiers de Boris Carène. Une moyenne de course qui menaçait toutes les tentatives d'échappées, à l'exemple de la courses Abymes-Abymes (quasiment toujours enlevée par un Guadeloupéen) où les échappées des coureurs locaux ont toutes échouées. Une critique qui a été mise à mal lors de la dernière étape, lorsque Boris Carène se retrouve seul sans coéquipier à l'avant du peloton et que d'autres Guadeloupéens comme Loic Laviollette, Fabrice Cornélie, ou encore Romain Vinetot, viennent lui prêter main forte. Et même du côté des médias, des accusations d'être "des groupies de Carène" ont été portées, notamment à l'encontre de Jérôme Boecasse, journaliste à Guadeloupe 1ère. Ce dernier n'a pas manqué de réagir en affirmant "être supporteur d'un Guadeloupéen avant tout" et se dit "fier de pouvoir commenter un coureur du talent de Carène".