jeudi, 06 juin 2013 04:00

Patrick Chamoiseau Écrivain, Prix Goncourt

Écrit par
Évaluer cet élément
(0 Votes)

 

"J'ai une vision qui peut être utile pour l'organisation de la cité"



Paris 12e, Nation, Place des Antilles
C'est dans une brasserie située dans le quartier populaire le plus connu de la communauté antillo-guyanaise que je rencontre l'écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau.
Tout en dégustant un bon chocolat chaud, le Prix Goncourt 1992 parle non pas de littérature mais du projet culturel d'urbanisation qu'il pilote pour la Martinique, le Grand Saint-Pierre et l'Embellie de Trois-Ilets.
Avec pédagogie et philosophie, l'auteur de Texaco nous livre sa vision poétique et clairvoyante de la société contemporaine.
Penseur et acteur engagé, Patrick Chamoiseau encourage le militantisme éclairé, incite à la vigilance face à l'intolérance grimpante et prône l'ouverture au monde...


VP : Un écrivain de renom, natif de Fort-de-France, qui pilote l'immense projet de rénovation du Grand Saint-Pierre (ville du Nord de la Martinique), étonnant non?
PC : Ca peut paraître surprenant et en même temps, ça ne l’est pas car je suis un travailleur social qui a toujours œuvré dans les quartiers urbains. J'ai grandi dans une zone à demi-délinquante, avec les gens des quartiers populaires de Fort-de-France. Lorsque j’ai préparé mon diplôme supérieur de travail social, j’ai orienté mon mémoire sur la rénovation urbaine en milieu populaire. Tout le matériau de ce mémoire a nourri mon roman Texaco (prix Goncourt en 1992). Je parle beaucoup de Saint-Pierre dans ce livre et dans plusieurs autres romans. J’ai un lien intellectuel et artistique avec cette ville. Je fais partie d’une génération qui n’appartient plus à la littérature antillaise des plantations. J'ai compris très tôt que la Martinique avait 2 matrices culturelles, rurale et urbaine. Moi, je me positionne résolument dans l’espace urbain, dans la culture urbaine.

 


VP : L'autre point commun entre Texaco et le Grand Saint- Pierre, c'est Serge Letchimy (architecte, actuel Président du Conseil régional de la Martinique)...
PC : En effet! Pour écrire ce roman, j’ai beaucoup utilisé la thèse de Serge Letchimy (architecte et actuel Président du conseil régional de la Martinique) sur les mangroves urbaines. Quand je suis allé dans le quartier Texaco de Fort-de-France, on appelait Letchimy, le Christ, car il s’était opposé à la municipalité de l’époque qui voulait tout raser. Il a toujours considéré qu’il fallait à tout prix sauvegarder la mémoire, l'âme des lieux et s’inspirer de l’histoire et de la vie des résidents pour développer un projet urbain.
Depuis, on ne s’est plus perdu de vue. C'est lui qui m’a proposé d’être le Chef de Projet du Grand Saint-Pierre. Pour lui, il était évident qu’il fallait sauver cette ville d’Art et d’Histoire qui avait été détruite en 1902, lors de l’éruption de la montagne pelée.
Pour les architectes et les urbanistes qui suivent mon travail depuis Texaco, il est évident que ma nomination n'est pas absurde. Ils savent que ce projet d'urbanisation nécessite avant tout une vision. Cette corporation m'a souvent invité dans des congrès sur les grandes dynamiques contemporaines de l’urbanisation et de l’urbanité. Mon approche poétique de ces problématiques les intéresse.


VP : Quels objectifs t’es-tu fixés pour la réussite du Grand Saint-Pierre?
PC : Ce projet est multidimensionnel, culturel, économique, social et touristique. C'est un projet à long terme. Nous n’avons pas de baguette magique. Nous ne sommes pas dans une logique de plan de relance mais dans une logique systémique qui englobe tous les paramètres environnementaux dans une vision d’ensemble.
La réalisation du Grand Saint-Pierre s’envisage en 2 dimensions : - l’horizon de la plénitude (sur 10-15 ans) et - l’horizon d’émergence (sur 5 ans).
Je mise beaucoup sur les grands chantiers structurants qui seront visibles dans 2-3 ans: le Terminal de croisière et la Rocade de contournement de la ville, pour augmenter les espaces de convivialité et rendre les 2 rues principales piétonnes même temporairement.
Autres projets d’importance, la préservation du patrimoine ancien que j’appelle « la Ville invisible », pour stopper la dégradation des ruines de Saint-Pierre et la valorisation de cette ville perdue par la théâtralisation des lieux.
Pour ce faire, il est indispensable de réhabiliter les façades, de créer des équipements culturels opérationnels pour accueillir des événements culturels structurants internationaux.


VP Autre grande ambition pour Saint-Pierre, c'est son classement au Patrimoine de l'humanité…
PC : Oui mais pour ne pas perdre de temps, nous n'avons pas suivi la piste du classement de la ville. Saint-Pierre est déjà Ville d’Art et d’Histoire. Nous avons préféré sauvegarder ce label et présenter un projet de classement de la Montagne Pelée et du Piton du Carbet en monuments naturels de l’Unesco. C’est important car il y a urgence pour la préservation de la biodiversité de ces deux sites, extrêmement menacée par une urbanisation trop rapide. Une fois la Montagne pelée classée à l’Unesco, on pourra toujours dans un second temps lui adjoindre Saint-Pierre, si toutes les conditions sont réunies.


VP : La dimension humaine est prioritaire dans un tel projet...
PC : Elle est fondamentale. Nous oeuvrons pour que les problèmes de stationnement et d’assainissement soient réglés. Les habitants de Saint-Pierre qui souhaitent la réhabilitation de leur ville sont partie prenante. Je peux déjà mesurer la réussite de ce projet au taux de fréquentation des manifestations qui sont organisées. Le forum citoyen a réuni plus de 600 personnes. Notre site web est très visité.
Il y a des sceptiques car il n’y a encore rien de visible. C’est un travail sous-terrain. Il faut dire que ça fait des décennies que  rien ne change à Saint-Pierre. Ce qui est clair, c’est qu'une espérance a été soulevée dans la population. Tous les acteurs du territoire de la Martinique sont mobilisés. Dans le cadre des ateliers de l’imaginaire organisés en partenariat avec l'éducation nationale, les élèves ont donné leur vision du Saint-Pierre de 2020. Si nous arrivons à transmettre à nos enfants le goût de ce Patrimoine, nous aurons gagné.


VP : Dans le pessimisme ambiant qui règne en France et en Outre-mer, quel regard portes-tu sur la jeunesse ?
PC : J’ai une lecture de la période contemporaine assez particulière. Aujourd'hui, c’est l’individu qui prime. Dans les sociétés primaires, archaïques, les jeunes étaient pris en main par le collectif. Ils étaient initiés, formatés dans leur comportement. Aujourd’hui, l’individuel a pris le pas sur le collectif. Chacun se positionne comme il peut. La famille est devenue une association de personnes et tout le monde a le droit d'expression. L’enfant est une personne à part entière qu’on consulte. Les espaces adulte et enfantin se mélangent. C’est un constat mais ça ne veut pas dire que j’apprécie...
Avant, l’art d’être parent était largement enseigné par la communauté. Aujourd’hui, il n’ y a plus de prêt-à-porter comportemental et éducationnel. Certains parents ont un talent d’éducation et d’autres n'en ont aucun. Dans ma pratique sociale, je vois des mères aussi immatures que leurs enfants...


VP : Es-tu inquiet de l’évolution de la société?
PC : Je ne suis pas affolé car personne ne peut dire ce que sera la Martinique, ce que sera la France dans 20 ans. Nous sommes dans une société en transformation, secouée par les accélérations technologiques. Nous allons vers l’inconnu et cet inconnu invalide l’expérience des parents, des aînés. Tout ce qui existait auparavant était maîtrisé par le rituel et le symbolique. Chacun doit construire son archétype de valeur, sa notion du bien, du mal. Les jeunes sont extrêmement libres dans leur choix de vie, de sexualité.
C’est comme un immeuble sans échafaudage. Il n'est pas sécurisé. C’est très difficile à vivre pour certains car il faut se construire tout seul. Ca occasionne une grande angoisse chez certains jeunes avec des risques d'addiction à la drogue, à l'alcool. Il y a une grande déperdition et une grande destruction chez ceux qui échouent.
Mais il a également de très grandes réussites. Tout cela s’équilibre à l’échelle de la jeunesse du monde. Dans un éco-système, la mort nourrit la vie.


VP : Les interdits tombent, le mariage pour tous est légal, la société progresse t-elle ou régresse t-elle?
PC : Le mariage pour tous est un progrès ! Dans les sociétés communautaires, on nous conditionnait à être fille ou garçon. S’il y a eu des interdits, c’est qu’il y avait des problèmes qui brouillaient les pistes de la clarification sexuelle. Mais, l'homosexualité a toujours existé. La sexualité humaine est beaucoup plus large qu’on le dit. On dispose d’une gamme infinie. Le développement psycho-affectif fait que tu peux naître garçon en étant très proche du pôle féminin et le contraire.
Dans ma jeunesse, il n’y avait pas de problème homosexuel en  Martinique. C’était hyper réprimé, résiduel, confidentiel. Ca ne gênait personne. On voyait surtout des homos extravertis, des petites folles. Les termes qui qualifiaient les homosexuels n’étaient pas péjoratifs : Macoumé (ma commère) pour les gays, zanmi pour les lesbiennes (les amies). Ce n’était pas agressif. Aujourd’hui, il n’y a plus de contraintes communautaires. La société est moins rigide. Les potentialités homosexuelles peuvent s’exprimer. Ceux qui réprimaient leur naturel peuvent l’extérioriser. J’ai des amis homosexuels, ils ont un comportement normal. Ce qui dérange, c'est que le contre-modèle prend de l'ampleur, il est visible, il revendique, il s’organise et se structure (bars gays, journaux gays..). Le modèle dominant se sent menacé, cerné et réagit violemment.


VP : Les homosexuels oseront-ils se marier en Martinique où le machisme perdure?
PC : Il y a déjà des demandes. Il y aura des mariages homosexuels en Martinique comme dans tous les départements français. Aujourd'hui, la société a moins d’exigences. La multi-personnalité des individus n’est plus réprimée par le jeu social. Il y a forcément des risques de dérives mais chacun doit construire ses propres limites. L’éthique n’est plus collective. Le prix à payer de cette liberté, c’est beaucoup d’angoisses car tous les choix sont possibles.


VP : D’un côté, les libertés progressent, de l’autre on assiste à un repli identitaire. Quelle analyse fais-tu de cette situation ?
PC : Il ne faut jamais se laisser aveugler par le contre-feu, c’est le feu qui compte.
Quand tu as une exacerbation des comportements, ça veut dire que le contraire prend de l’ampleur. Si certains se replient, c’est parce que le processus relationnel se déploie.
L’étranger est là, les cuisines étrangères sont là, les dieux différents sont là. Le modèle dominant se sent cerné par la diversité du monde. On n’est plus dans les années 30 où tout le monde cherchait à s’intégrer donc à se désintégrer. Les immigrants ne se cachent plus, les mémoires s’affirment, se structurent. Le flux relationnel est inévitable. Mais chaque fois qu’il y a une avancée, il y a un recul. Il pourra y avoir des zones de régression. On ne va pas forcément vers un progrès. La vigilance et le militantisme sont importants. Dans ce chaos, c’est la conscience vigilante qui essaye que les choses aillent dans un sens décent.


VP : Avec une analyse aussi pointue de la société contemporaine, serais-tu prêt à accepter un mandat politique ?
PC : Je n’ai pas l’âme d’un politicien…Je n’ai pas la mentalité du politique…Je ne suis pas liant. Je ne défile pas dans les rues, je ne fais pas de meeting...Mais je suis politique.
J’ai une vision qui peut être utile pour l’organisation de la cité. Mon expérience peut servir à mes concitoyens. Je me vois bien dans le rôle de conseiller d’un politique mais dans un contexte où nous disposerions d’un pouvoir réel, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
La Martinique vit dans une sorte d’irresponsabilité sans pouvoir réel. Nous n’avons même pas la possibilité d’intervenir sur les grands sujets de biodiversité qui concernent la mer des caraïbes, notre environnement. Tant que le système ne changera pas, les hommes ne pourront rien faire. Il faudrait que nous ayons au minimum l’autonomie pour pouvoir prendre notre avenir en main.


VP : La population martiniquaise est-elle prête pour l’indépendance ?
PC : Nous ne sommes plus dans les années 50 où l’indépendance signifiait: couper tout lien avec le colonisateur, hisser son drapeau, créer un nouvel hymne national...
Moi, je suis pour une déclaration d’inter-dépendance car la terre est un éco-système où tout est lié. S’il y a un virus en Chine, je sais que, tout ou tard, l’endroit où je vis à l’autre bout de la planète sera impacté. Idem pour les tremblements de terre, l’effondrement d’une bourse monétaire. Nous sommes interdépendants à l'échelle du monde. Il faudra changer d'état d'esprit car en Martinique, nous avons toujours été victimes d’une prise en charge totalitaire avec la colonisation, la départementalisation, la globalisation et ce, dans  une logique d’accompagnement et d’assistanat. Aujourd’hui, tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut changer d’économie et créer un éco-système de la créativité et de l’innovation pour entrer dans la logique du progrès. On ne quémande plus des baisses d’impôts, l'augmentation des subventions…On quitte la logique de guichet pour entrer dans la logique de progrès. Il nous faut créer un espace où la stimulation esthétique, artistique, économique et sociale sera tellement puissante qu’elle favorisera l’émergence de la créativité.


VP : Dans ce monde en mutation, selon toi, de quoi avons-nous le plus besoin, de religion ou de philosophie ?
PC : De philosophie! Mais je suis en train d’atténuer mon propos… On est face aux grands mystères de la vie et personne ne sait ce qu’est la vie, d’où elle vient et à quoi elle sert.
Même les grands scientifiques qui ont poussé très loin l’étude de la matière arrivent à des complexifications qui leur donnent le sentiment du divin. Certaines personnes ont besoin de religion. Je le vois dans les prisons avec les jeunes qui sont inscrits dans les mouvements religieux. Le fait de posséder un système symbolique et rituel auquel ils croient les préserve. Le problème, c’est que la religion peut être aliénante et obscurcir la grande connaissance. Elle met des barrières devant les grandes questions de la vie et les résout par l’équation divine. C’est le prix à payer!
Si on veut garder sa capacité de questionnement, vivre le tragique de la Question qui fait partie de la vie, on peut se lancer sur la voie de la philosophie.


VP : As-tu encore du temps pour écrire ?
PC : Etre écrivain, c’est un état. Même quand on n’écrit pas, on est écrivain.
Les rencontres, les expériences, les émotions, tout ça fait partie d’un fond sensible qui reste là, se structure et se traduit à un moment donné par des petits textes ou un roman.
Contrairement à Edouard Glissant qui, quotidiennement, prenait des notes sur un petit carnet, je n’écris pas tous les jours. Quand j’ai un projet littéraire en cours, c’est instinctif. J’ai envie d’y aller. Je me lève le matin très tôt et je m’installe dans mon espace à moi, avec mes livres. Je ne me suis jamais cloîtré pour écrire, les enfants peuvent crier tout autour, ça ne me perturbe pas. Je suis de la vieille école, j’écris à la main. C’est très précieux pour moi. J’ai gardé le rapport au mouvement du doigt.


Patrick Chamoiseau a publié "L'empreinte à Crusoé" aux Éditions  Gallimard en mai 2012 et son premier polar "Hypérion victimaire" en mai 2013.
Actuellement, l'écrivain termine un texte sur les liaisons magnétiques entre Césaire, Saint-John Perse et Glissant, "3 poètes visionnaires qu’on a tendance à opposer".
Son prochain texte sera consacré à...sa maman "Ce n’était pas prévu...ce n’est pas de la nostalgie, c’est un sujet qui s’impose à moi, un peu comme « Antan d’enfance ».


Les 7 péchés capitaux de Patrick Chamoiseau
La gourmandise : Ca m’inspire beaucoup de gentillesse. Le chocolat me fait craquer. (rires)
L’envie : c’est une pauvreté. J’ai tous les défauts du monde, égoïste, colérique, envieux mais je me soigne. Quand j’étais petit, j’enviais mes grands frères qui avaient toujours des cadeaux plus intéressants que les miens…Je me suis débarrassé de ce travers.
L’orgueil : C’est aussi une pauvreté car il crée le plus terrible des murs. On est emmuré en soi-même, dans une tour sombre et asphyxiante.
La paresse : Très délicieux ! Il faut être paresseux car la paresse recèle une qualité précieuse, on retrouve du temps de méditation et d’introspection.
L’avarice: C'est une vrai maladie.
La luxure : Une vie ascétique n’est pas raisonnable. Il faut une petite dose de luxure dans l’existence. (rires)

Lu 8508 fois Dernière modification le jeudi, 06 juin 2013 11:46

Partenaires

CANGT NORD GRANDE TERRE
CAP EXCELLENCE

Derniers articles

Les + lus

Rechercher