Paris, 1er arrondissement
A proximité du Baiser Salé, du Duc des Lombards et du Sunset Sunside, les meilleurs clubs de jazz de la Capitale.
Rencontre musicale avec Mario Canonge, un des plus grands pianistes de la Caraïbe dans un restaurant asiatique au buffet généreux.
L'artiste martiniquais qui ne respire que par la musique se produit tous les mercredis soirs au Baiser Salé, le top des clubs en matière de musique métissée. Mario se sent comme un poisson dans l'eau dans ce quartier populaire de Paris, fief des passionnés de jazz.
VP: N'as-tu pas l'impression de vivre dans un monde à part, celui du jazz, difficilement accessible aux non-initiés?
MC: Notre métier nous fait vivre des émotions et des expériences hors du commun. Naturellement, nous sommes un peu perchés sur notre arbre et l’empathie envers le monde musical est forte mais il ne nous coupe pas pour autant du monde, l’art y est intégré…
J'ai la chance d'avoir un public fidèle, composé d'antillais mais pas uniquement. J'essaye quand je joue du piano de proposer une musique accessible bien que complexe. Je fais en sorte de mettre ma musique à la portée de tous, d'expliquer ce que je fais. Certains de mes morceaux sont devenus des standards. Par exemple, "Lésé palé" interprété par Ralph Thamar et « Péi mwen jodi » par Serge Ponsar ont été de gros succès. Ce sont pourtant des compositions assez complexes. On peut intéresser le public tout en restant exigeant.
VP: A qui t'adresses-tu quand tu joues sur scène?
MC: Je joue d’abord pour mon plaisir, mais il est indispensable pour moi, que le plaisir soit partagé avec mes amis musiciens et le public.
Quand le public est enchanté et se réjouit cela nous galvanise .L'important c’est de construire une musique qui sonne et de trouver ensemble l’alchimie va nous régaler.
C'est aussi beaucoup plus simple de se retrouver entre musiciens de même niveau. Petit clin d’œil, quand Keith Jarret se produit sur scène et qu'il jubile, c'est comme s’il était en transe. C’est parce que les musiciens sont en train de lui faire plaisir et que cette symbiose musicale produit des dialogues fantastiques.
Chaque concert est différent, c’est une nouvelle histoire que je raconte et qui est sans cesse renouvelée … je n’interprète jamais de la même manière les mêmes thèmes, sinon ce ne serait plus du Jazz et je m’ennuierais… (rires)
VP: Faut-il obligatoirement avoir étudié la musique pour l'apprécier à sa juste valeur?
MC: Je considère qu'il est indispensable d'avoir une formation musicale. On n'est pas obligé d'en faire son métier. Mais c'est important d'avoir des connaissances pour ne pas passer à côté de la musique et pour pouvoir l’apprécier. Il ne faut pas se contenter d'écouter l'interprète, il faut essayer de comprendre ce qui se passe autour du chanteur.
Comprendre la musique permet de s'élever, de rentrer dans des univers qu'on ne soupçonne pas. À l'école, on devrait enseigner la musique au même titre que les mathématiques et ce, dès le plus jeune âge.
VP: Est-ce que dans ta famille on peut échapper à la musique?
MC: Impossible ! Le Piano, chez moi, c'est obligatoire. J'ai 2 filles, une de 24 ans qui est ingénieur et une de 16 ans qui présente aujourd’hui son bac. Toutes deux ont reçu une formation musicale. Elles n'ont pas eu vraiment le choix. Je suis moi-même issu d'une famille de musiciens amateurs. Mes oncles, mes tantes, ma mère qui a aujourd'hui 92 ans jouaient du piano parce qu'il y en avait un chez ma grand-mère. Mon amour pour la musique remonte à l'enfance. Ma dernière fille ne partage pas assez cette passion. J'ai tout essayé, la sévérité, les récompenses, rien n'y a fait. Elle aime la musique mais n'est pas encore prête à la rigueur qu'il faut pour persévérer. Elle a, pour l’instant, abandonné les cours de piano. Mon ainée est allée plus loin, elle a choisi une voie scientifique mais reste une pianiste sérieuse. Elle n'est pas vraiment rentrée dans ma spécialité mais elle aime bien le jazz et sait reconnaître les sons intéressants.
VP: Est-ce impossible de réussir dans la musique sans travailler?
MC: Difficile d'évoluer sans travail. Pour ma part, je m’y colle tous les jours. Depuis 1 an, je prends des leçons de piano classique avec l'ancien professeur de ma fille. J’ai besoin de rentrer dans cette formation qui demande discipline et rigueur. Je n'ai pas vraiment fait d’école auparavant, il n'y avait pas en Martinique les structures adéquates. J’ai soif de connaissances et plus j’avance dans la vie, plus je vois l'horizon s'éloigner …Et continuer à créer est essentiel pour moi.
Les artistes de plus haut niveau sont dans cette même démarche. Approfondir, explorer son art au mieux comme un chercheur le fait. Aimé Césaire a travaillé toute sa vie et disait à la fin qu'il regrettait que le temps soit passé si vite parce qu'il n'avait pas eu le temps d'en apprendre davantage.
VP: Qu'est-ce qu'une formation classique peut t'apporter alors que tu excelles dans l'improvisation?
MC: Le classique est un domaine qui me passionne et que je connais moins bien. Le professeur qui m’instruit me permet de découvrir de nouveaux horizons et des musiciens d'exception. Cette formation classique me permet d'élargir le champ des possibles et enrichit mon espace de création.
VP: En travaillant autant, as-tu l'impression de rattraper le temps perdu?
MC: Oui, je suis resté longtemps sans rien foutre. Je vivais sur mes acquis comme les gens doués mais très vite, j’ai vu mes limites… Compte tenu de mon expérience, le talent malheureusement ne suffit pas.
Depuis 7-8 ans, j'ai recommencé à travailler sérieusement chez moi, partout, tout le temps. J'approfondis mes connaissances pour aller plus loin dans cet art majeur.
VP: Peut-on vivre sans musique?
MC: Certainement mais quand on a la musique dans sa vie, c'est un plus. Je suis convaincu que si la majorité des humains étaient initiés à la musique, le monde tournerait mieux. Il arrive que des musiciens soient violents mais ce sont des gens qui passent à côté des fondamentaux de la musique, l'harmonie, la douceur, la grâce et la spiritualité. La musique me rend meilleur. Quand je joue, j'oublie mes problèmes. Quand je redescends sur terre, j'ai besoin d'un certain temps pour recouvrer mon esprit. J'aime me retrouver en présence d'un public de connaisseurs car ils comprennent immédiatement où je veux les emmener. Quand en plus de ressentir la musique, on la comprend, on peut entrer en lévitation.(rires)
VP: T'intéresses-tu au travail d'autres musiciens?
MC: Absolument, c’est important…Aujourd'hui, il y a énormément d’excellents musiciens. Les nouvelles technologies, les écoles de musiques performantes permettent aux jeunes musiciens d'accéder à un haut niveau, et c’est super !
Duke Ellington, Thelonious Monk sont des génies parce qu'ils n'empruntent pas les lieux communs. Ils ont, l'un et l'autre, une façon très particulière de construire leur musique, un style hors du commun, extraordinaire. Sans connaissances musicales, on peut passer à côté de telles performances. C'est un peu élitiste mais la musique quand elle a un certain niveau s'adresse aux musiciens de même niveau. Mais tout l’art consiste à la rendre accessible au maximum.
VP: Tu as joué dans le monde entier, quel est ton pire souvenir?
MC: Parfois, en concert, on pense avoir réalisé une prestation catastrophique et quand on écoute l'enregistrement, on se rend compte que le résultat n'est pas si mauvais que cela. Mais il m'est déjà arrivé de jouer dans des conditions épouvantables.
Je me souviens d'une tournée dans la Caraïbe, je devais jouer à la Dominique dans une université américaine qui formait des étudiants en médecine.
Je me suis retrouvé devant un synthétiseur « Bontempi»( un clavier pour débutant), face à des étudiants qui buvaient de la bière et qui n'en avaient rien à faire de ce qui se passait sur scène. Un cauchemar !
VP: Quelle a été ta plus belle performance en tournée?
MC: Je me souviens d'un concert à Rotterdam avec Andy Narell. Je devais remplacer un pianiste au pied levé mais je ne savais pas du tout dans quel contexte. J'ai reçu les partitions mais comme je lis mal le solfège, je n'ai pas pu m'entrainer. Je me suis retrouvé en répétition, avec un orchestre philharmonique, j'étais incapable d'aligner une note. Le chef d'orchestre me connaissait mais pas les musiciens que je devais accompagner et ils étaient très sceptiques...C'est lorsque j'ai fait mon solo de piano qu'ils ont été rassurés.
Cela dit, j'ai été piqué au vif. J'ai demandé à Andy Narell de me trouver une salle de répétition pour travailler tous les jours qui précédaient le concert. Le grand soir, ma prestation a été plus qu'à la hauteur. Sous les applaudissements, le Chef d'orchestre m'a fait venir au devant de la scène pour saluer le public alors que ce n'était pas prévu. Un moment de grâce!
VP: Est-ce qu'il y a de la place dans ta vie pour autre chose que la musique?
MC: Oui, je prends parfois quelques jours de vacances en famille mais je n'aime pas que ça dure trop longtemps. Je ne peux pas vivre sans la musique. Même quand je pars en tournée, je reste 1 jour de plus après le concert mais pas plus car je m'ennuie.
Si je reste en France, c'est pour la musique. Je déteste le froid. Ici, j'ai davantage d'opportunités, de rencontres avec d'autres musiciens, de concerts. C'est aussi beaucoup plus simple de partir en tournée au départ de Paris. C'est moins cher aussi.
Sinon, je vivrais aux Antilles depuis longtemps.
En attendant la sortie de son prochain album, Mario Canonge travaille sur 3 projets:
- un DVD de son duo avec le contre-bassiste Michel Zenino ( Duo en live le mercredi soir au Baiser salé)
- l'album CAB, un trio avec les musiciens Adriano Tenorio et Blick Bassy qui sera enregistré en juin
- la réalisation du prochain CD d’Annick Tangorra.
NB: Mario Canonge se produit avec le groupe Kann le 30 mai au Baiser Salé à Paris et le 1er juin à l'Amazone à Orléans.
Les 7 péchés capitaux de Mario Canonge
La gourmandise: C'est moi. J’adore les gâteaux arabes, les cornes de gazelles, les amandes et le chocolat.
La colère: Je peux me mettre très en colère, surtout si je suis victime d'une injustice.
L'orgueil: Il faut peut être en avoir une petite dose, mais l’orgueil reste un signe de faiblesse.
L'envie: C’est pas terrible c’est un signe de frustration et de non satisfaction.
La Paresse: C'est plus facile d'être paresseux que de travailler. Je n'adhère pas.
L'avarice: Je n'aime pas les pingres.
La luxure: La débauche ? La dépravation ? Je ne me sens pas concerné ….mais le plaisir et la sensualité oui ….
Le clin d'œil musical de Mario Canonge, un extrait de son duo avec Michel Zenino en live au Baiser Salé