Paris 17e, Restaurant chez Ly
Au menu, crevettes en salade d'algues et dorade dévergondée, le menu rituel d'Euzhan Palcy dans ce restaurant asiatique où elle a sa table attitrée.
L'occasion pour la cinéaste de se remémorer ses dîners avec Aimé Césaire, chantre de la négritude et grand amateur de cuisine chinoise, dont elle cultive l'oeuvre et la mémoire dans ses films.
Et un clin d'oeil sympathique aux origines chinoises de sa mère dont elle a hérité des yeux en amande et qui lui valent depuis petite le sobriquet affectueux de Chi-Chine.
Fière de ce métissage qui lui donne le sentiment de porter le monde en elle, Euzhan Palcy revendique ses racines africaines et considère être noire avant tout.
VP: Avec un tel physique, comment se fait-il que tu te retrouves derrière la caméra et non pas devant?
EP: Parce que je n'ai jamais cru que j'étais belle. Je détestais mon cou. Je me suis réconciliée avec mon image en grandissant. Et puis, j'étais très timide. En fait, c'est une certaine réserve qui, souvent est perçue comme une forme d'inaccessibilité. Hors, c'est tout le contraire...Je ne me vois pas actrice car c'est un métier difficile. Il faut tout donner, se mettre à nu devant la caméra. Je n'ai pas ce talent. Le réalisateur Elia Kazan avait réussi à me convaincre mais son film ne s'est pas fait. Par contre, je sais comment faire accoucher un acteur pour qu'il donne le meilleur de lui-même. Être devant une caméra me paralyse. Je ressens une vraie « claustrophobie mentale ». J'arrive tant bien que mal à dépasser ce stress maladif mais ça me demande beaucoup d'efforts.
VP: Pourtant, tu étais une petite fille délurée...
EP: J'étais espiègle. De mes 6 frères et soeurs, j'étais la plus délurée.
Les adultes me trouvaient insupportable parce que je ne tenais pas en place. J'aimais les challenger. Je les harcelais de questions, jusqu'à ce qu'ils me donnent une réponse satisfaisante. Je détestais les mensonges chez les adultes. Je me souviens qu'un jour, je me suis blessée à la tête. Ma mère m'avait interdit de sortir rejoindre mon frère et j'avais désobéi. J'ai été bien punie...Ma mère m'a conduite chez le médecin, un grand cousin. Il devait me recoudre sans anesthésie. Pour éviter que je pleure, il m'a promis des petits gâteaux que j'adorais. J'ai été stoïque, je n'ai pas bougé. Il ne m'a jamais donné mon dû et je lui en ai longtemps voulu. Je déteste les promesses non tenues.
VP: " Siméon" sélectionné dans le Cannes Classics du Festival de Cannes, c'est une belle revanche pour ce film atypique?
EP: C'est vrai que "Siméon" à sa sortie n'a pas eu le succès escompté, coincé entre deux block busters US. Je suis ravie que pour le Centenaire de la naissance d'Aimé Césaire, ce film qui lui rend hommage soit retenu dans la sélection officielle de Cannes Classics. Au même titre que le "Grand bleu" de Luc Besson ! La projection de "Siméon" est prévue le 22 mai au Cinéma de la Plage, en plein air et en présence des acteurs et des membres du groupe Kassav. A la fin du film, il y aura un grand concert. La musique des Antilles embrasera les rues de Cannes.
VP: Tu étais déjà présente au Festival de Cannes en 2011...
EP: Oui, un bel hommage m'a été rendu. Plus important pour moi était de pouvoir faire la montée des marches avec Moly. Notre histoire a commencé au Sénégal lors de mon passage au Festival des Arts nègres en 2009. On m'a proposé de voir le film d'un jeune sénégalais qui souhaitait recueillir mes commentaires. J'ai, bien sûr, accepté. Malgré les imperfections de ce court-métrage de fiction, j'ai été bouleversée par l'histoire de ce jeune garçon amputé d'une jambe qui réussit à surmonter son handicap par le travail.
VP: Avais-tu rencontré l'auteur de ce film avant la projection?
EP: Absolument pas! Et ma surprise et mon émotion ont été énormes à la fin du film, quand j'ai vu s'avancer vers moi un jeune homme en béquilles, debout sur une seule jambe. J'ai compris que ce réalisateur en herbe s'était mis en scène dans son film et que c'était lui, l'acteur handicapé. Moly était si prometteur et si courageux que j'ai, immédiatement, eu envie de l'aider à devenir un réalisateur à part entière.
VP: Comment as-tu procédé?
EP: Disons que j'ai essayé d'être efficace. J'ai décidé de présenter ce court-métrage pour la sélection du Festival de Cannes. Mais pour cela, il fallait absolument le refaire. Moly n'avait pas fait d'école de cinéma. Il a accepté ma proposition de remake avec beaucoup d'enthousiasme. Sans rien lui révéler de mon projet cannois (en plus, je n'étais sûre de rien), j'ai monté la production du film et j'ai envoyé une équipe au Sénégal pour tourner avec lui. Il était également important d'aider Moly à retrouver son intégrité physique. Avec mon amie Jacqueline Guénot qui a un immense réseau de connaissances, nous avons sollicité un des meilleurs chirurgiens orthopédistes de France, qui a accepté de lui fabriquer gratuitement une prothèse en carbone, le nec plus ultra.
VP: Et là, la vie de Moly a basculé...
EP: Son rêve s'est réalisé au delà de toute espérance. Son film a été projeté au Festival de Cannes. Moly a fait, avec moi, la montée des marches ( sans doute le seul handicapé à avoir eu cette chance à part Djamel Debbouze). À la fin de la projection, un tonnerre d'applaudissements et 3 minutes de standing ovation! Un triomphe en présence de Frédéric Mitterrand, Ministre de la Culture et de Thierry Frémont, Directeur du Festival de Cannes! Quand Moly a appris, sur scène, qu'il allait recevoir une prothèse, il a fondu en larmes.Toute la salle pleurait avec lui. Un souvenir inoubliable! Aujourd'hui, avec sa nouvelle jambe, il joue au football. Il a suivi avec succès une formation à la FEMIS (école de cinéma). Son film fait le tour des festivals. Il a obtenu le Prix du meilleur court-métrage au Fespaco 2013, le Prix du public du Festival d'Angers et le Prix des Prisonniers de la Maison d'arrêt d'Angers. Moly les a bouleversés.
VP: Moly n'est-il pas le fils que tu rêvais d'avoir?
EP: J'ai toujours rêvé d'avoir une grande famille mais la vie en a décidé autrement. J'ai une vie tellement riche que je n'en souffre pas. Et au fond de moi, j'ai toujours su que je n'avais pas besoin d'avoir un enfant sorti de mon ventre pour me sentir mère. La maman de Moly qui vit au Sénégal m'a appelée un jour pour me remercier de ce que j'avais fait pour son fils. Elle m'a dit qu'elle considérait que j'étais sa 2ème maman parce que je lui avais redonné la vie. Ce jeune homme est le fils que je n'ai pas eu, d'ailleurs Moly m'appelle Maman.
VP: As-tu prévu de faire un film de cette magnifique histoire?
EP: Il est important de témoigner, de laisser des traces. Nous travaillons sur un documentaire car j'ai filmé toutes les étapes du parcours de Moly depuis le Festival de Cannes. J'ai tourné des images de sa 1ère rencontre avec le chirurgien, de l'essayage de sa prothèse, de ses 1ers pas avec sa nouvelle jambe, de son premier shoot dans un ballon de football...Il me manque une partie du budget mais je ferai tout pour aller jusqu'au bout de ce film.
VP: Comment expliques-tu cette détermination qui t'anime?
EP: Je m'engage dans tout ce que je fais, dans tout ce qui contribue au bien-être de l'humain, à son émancipation.L'argent et la gloire ne sont pas mes moteurs. Je ne peux pas me sentir heureuse si les gens qui m'entourent ne le sont pas. En ce moment, je soutiens le combat que mènent Damien et Bénédicte, les jeunes parents de Marlon (14 mois) qui souffre de leucémie. Ce petit garçon avait besoin d'une greffe de moelle osseuse de toute urgence. Nous avons créé une chaîne de solidarité et lancé un appel au don de cordon ombilical pour le sauver. Une maman a entendu le message et Marlon a subi une greffe la semaine dernière. Nous avons grand espoir que ce cordon sauve sa vie.
VP: Tu milites pour une pratique plus généralisée du don de cordon?
EP: Oui, parce qu'il y a tout dans ce cordon et qu'il sauve des vies. Il faut que les antillais sachent que leur métissage fait souvent d'eux des donneurs universels. Malheureusement, seules les antillaises vivant en France métropolitaine peuvent proposer leur cordon aux maternités car elles participent au protocole de recueil de cordons ombilicaux. Pas celles des Antilles.
VP: Si tu n'avais pas été cinéaste, quelle autre voie aurais-tu choisie?
EP: Sans doute cantatrice car j'ai toujours aimé chanter. Quand j'étais petite en Martinique, je chantais sans arrêt sous la douche. Mon père qui était mon complice et dont je tiens ma fibre artistique, m'emmenait participer aux concours de chant dans les fêtes communales. J'étais la seule fille et la plus petite. Dès que j'interprétais sur scène la chanson " Non, rien de rien" d'Edith Piaf, les spectateurs étaient conquis, et moi, ravie de remporter le concours. Après le bac, je suis venue à Paris pour faire mes études de cinéma. Sur les conseils de Monsieur Boniface, un ténor, ami de la famille, j'ai passé une audition à la Schola Cantorum, école de chant prestigieuse. Mais vraiment sans conviction. La Directrice a trouvé ma voix exceptionnelle et a proposé de me former gratuitement. La panique! J'étais prise entre 2 feux. Chant ou cinéma? Ce jour-là, j'ai pris la décision la plus importante de ma vie.
Euzhan Palcy est la 1ère femme noire produite par un studio de Hollywood. Elle est la seule femme qui ait dirigé Marlon Brando ( Film "Une saison blanche et sèche"). Elle a obtenu le César du meilleur 1er film et le lion d'argent au Festival de Venise pour son film " Rue Cases-Nègres.
Les 7 péchés capitaux d'Euzhan Palcy
La gourmandise: Pour moi, ce n'est pas un péché.(rires) J'aime les gourmands car ils savent apprécier les bonnes choses.
La colère: Elle peut être salvatrice quand c'est pour une bonne cause.
L'avarice: Je hais ça! Je crois en la générosité.
L'envie: Tant qu'elle n'est pas destructrice et qu'elle est maîtrisée, pourquoi pas?
L'orgueil: Il faut en avoir mais bien placé
La paresse: De temps en temps, se laisser vivre, c'est indispensable. Mais je ne comprends pas les gens qui s'ennuient.
La luxure: J'aime trop mon corps pour en faire n'importe quoi.
Le clin d'œil vidéo d'Euzhan, un extrait du film de Moly, à voir sur YouTube...