S’appuyant sur une enquête minutieuse, Mémona et Lutz se sont évertués à mettre en relief, dans un style incisif et narratif les témoignages d’une douzaine d’entre eux, tous victimes de la situation économique en France, tous tirés d’affaire après avoir parfois « exploré des voies inattendues », tous très représentatifs de cette génération à laquelle parole est très peu donnée. Une jeunesse assez désespérée, dont la détresse touche d’autant Mémona Hintermann et Lutz Krusche, que leurs enfants sont de la même génération.
Des trentenaires souvent bardés de diplômes qui ne trouvent pas d’emplois stables en France,3 qu’ils ont décidé de suivre et d’écouter afin de raconter leurs histoires, et à qui ils prodiguent conseils et soutiens.
C’est ainsi qu’ils nous familiarisent avec Christophe, un jeune professeur d’histoire, dessouché par un burn-out professionnel, qui sombre dans la dépression victime de crises d’angoisses et de larmes, qui lors de sa période d’arrêt maladie décide, lui le fils d’enseignants, lui, le brillant élève, de ne plus enseigner, faute de croire encore à un modèle républicain, à un système éducatif, ayant selon lui faillis depuis longtemps, d’ailleurs n’existant plus estime-t-il.
Ils nous familiarisent aussi avec Marie, une autre victime du système. Christophe et Marie ! Ces deux là sauront bien se trouver, pour le meilleur, mais cela, leur histoire d’amour, à vous de la découvrir… Marie donc, une brillante étudiante, qui après six années d’études à l’université, rêvant de devenir reporter de guerre a dû réviser ses plans, peinant à trouver sa voie et se perdant à Hossegor, de rencontres nocturnes en rencontres nocturnes, en consommant des substances illicites. Jusqu’à ce que le violent licenciement et le rebond de son père Philippe, un cadre dirigeant indestructible, pilier de la famille, terrassé par le chômage, ne la réveille.
Un père fatigué d’attendre et de chercher ad aeternam, un emploi introuvable qu’elle aidera par son sens de la persuasion et son efficacité de négociatrice à réaliser son rêve de jeunesse, celui de devenir chef cuisinier et de posséder son propre restaurant, dans lequel sa mère Martine, sera aussi employée à plein temps.
Nous apprenons également à apprécier un autre trentenaire, Steve, un trader américain à Wall Street, qui en prêtant attention sous ses fenêtres aux manifestations du mouvement des Indignés, décide de ne plus accepter les contraintes de son job, démissionne, part à la découverte de l’Europe, retourne chez lui et travaille alors dans le secteur de l’éducation d’enfants de familles défavorisées. Aujourd’hui il gagne certes beaucoup moins d’argent, mais a trouvé un sens à sa vie.
Pour chacun d’entre eux,1 nous montre les auteurs, la crise s’est révélée une chance d’une certaine manière. L’occasion de donner une direction nouvelle à leur quotidien professionnel.
Et que leur disent Mémona et Lutz ? Qu’il ne faut ni accepter le monde tel qu’il est, ni tomber dans une révolte vaine. Qu’il ne sert à rien non plus de rendre responsables de ses maux, ses voisins, ses parents, son pays, mais qu’il convient, plutôt que d’attendre une aide extérieure – l’État-providence n’existe pas2 – de se demander comme Philippe : « Mais qu’est-ce que je fais pour moi-même, par moi-même ? », et de construire quelque chose à soi. Car il n’y aura pas de grand soir, pas de solution toute faite tombée du ciel. Trouver chacun son propre chemin s’avère l’issue. Entreprendre sa quête, sans le miroir aux alouettes d’une solidarité introuvable. Et consommer n’est pas l’essentiel dans la vie, nous avertissent en creux Mémona et Lutz. Emprunter d’autres voies c’est possible, ainsi que l’illustre bien le parcours de Steve, à condition de croire en soi, de ne pas s’isoler, d’envisager comme une chance (une expérience positive) de se reconvertir. Cela tout en demeurant optimiste et en préservant une précieuse estime de soi, malgré les écueils.
Mémona Hintermann cite volontiers Bernanos : « L’espérance est un risque à prendre », car, que l’on soit trentenaire ou pas, soit l’on sombre dans la fournaise, en pleurant sur un modèle de société qui n’existe plus, soit l’on danse au-dessus du volcan en scrutant le précipice, puis l’on décide de prendre son destin en main ainsi qu’elle l’a fait en quittant la Réunion, pour faire carrière en métropole, après avoir gagné le premier concours de recrutement de journalistes organisé dans son île par l’ORTF. Un parcours exemplaire, qu’elle a raconté dans Tête haute,1 et dont nous rendrons compte dans une prochaine chronique.
« Oui, vous pouvez surmonter la crise ! » est-il écrit en bandeau, près de la photo de Mémona Hintermann, sur la couverture de l’ouvrage. Et après l’avoir lu, on la croit.
Lire Une vie peut en cacher une autre pourquoi ?
Parce que dans un contexte de crise mondialisée, dans notre société en souffrance, où plus que jamais des situations de précarité s’inscrivent dans le quotidien de chacun – qui de nos jours n’y est pas plus ou moins confronté, si ce n’est à titre personnel, du moins parce que l’une de ses connaissances, l’un de ses amis, de ses parents, de ses voisins, l’est ?– Mémona Hintermann et Lutz Krusche proposent dans ce livre des solutions pour rebondir, exemples à l’appui.
Le malheur est pourtant à genoux un carton à la main pour dire « j’ai faim » au coin de la rue ou dans un couloir de métro, ou allongé sur les bancs publics, ou calfeutré dans une voiture nuit après nuit l’hiver par moins deux. Il fait la queue des soupes populaires. La misère prospère dans nos villes, nos cités, nos campagnes. N’épargne ni les enfants, ni les femmes, ni les jeunes, ni les vieillards.
Pourtant, en établissant dans ce livre la série de portraits croisés évoquée plus haut, Mémona Hintermann et Lutz Krusche dressent le tableau d’une société dont les ressorts reposent sur une quête de sens et la recherche de nouvelles voies, tant sur le plan individuel que collectif.
A travers l’enquête qu’ils ont menée pendant près de deux ans auprès de personnes, très différentes les unes des autres, touchées par la crise,1 ils nous apprennent qu’il est possible de faire face au chômage, de composer avec lui, voire d’en venir à bout. Ils nous montrent qu’il est possible aussi de surmonter ses difficultés financières, de prendre un nouveau départ, de croire encore en un avenir meilleur. En suivant au plus près Christophe, Marie, Steve, Ralph et Philippe notamment, tous des accidentés de la vie, à des moments cruciaux de leurs existences personnelles et professionnelles, les deux auteurs nous racontent avec réalisme, comment en se gardant « des effets pervers de la victimisation », ces personnes ont su sortir de l’impasse dans laquelle elles se trouvaient acculées, simplement en prenant leur destin en main, avec courage et abnégation, en se faisant confiance.
De belles leçons de vie. Trouver en soi les vertus de lucidité, de courage, de volonté, pour continuer malgré les épreuves à surmonter nous conseillent Mémona Hintermann et Lutz Krusche. Rien n’est jamais joué. Nos destins nous appartiennent. Ils seront ce que nous en ferons. Oui, tout cela est vrai parce que d’autres, s’étant trouvés (parfois) dans une situation plus inextricable que la nôtre ont réussi à inverser la tendance en leur faveur. S’en souvenir quand tout va mal, si un jour tout va plus mal. C’est ce que nous montrent les auteurs de cet essai plein d’espoir.
Extraits choisis
« Dans ce livre, nos regards se portent au-delà de notre dernier essai, Ils ont relevé la tête, publié en 2010 aux éditions Jean-Claude Lattès (Prix de Nancy 2011, Prix des Ecrivains combattants 2012). Après les portraits de héros célèbres ou anonymes qui tous ont fait – de leur plein gré – dévier leurs destins, nous plongeons dans l’intimité de quidams forcés, eux, de changer leurs itinéraires, sous les assauts de la crise, ce cataclysme à tiroirs. » (Prologue. P.9)
« Tout le monde parle de « la crise » comme si elle n’était pas multidimensionnelle. Ce serait oublier qu’à la crise financière et économique s’ajoutent, tout aussi graves, une crise morale et une crise de confiance, qui anesthésient notre aptitude à remonter la pente. Dès lors, comment sauver nos acquis et notre art de vivre ? En l’espace de quatre ans, l’accélération des changements imposés annoncerait même une « crise de civilisation. » C’est dire si nous serons contraints – demain plus qu’aujourd’hui – à raisonner selon des paramètres totalement nouveaux et volatiles car tout le monde se réorganise à une vitesse qui affole un grand nombre d’entre nous en brouillant les perspectives. C’est pourquoi, chercher de nouvelles voies pour donner un sens à sa vie n’est plus une option exceptionnelle réservée à des femmes et des hommes de caractère, tentés par une existence hors du commun. D ans le nouveau monde qui s’annonce, accepter l’idée de repartir de zéro, tirer un trait sur une ambition inaccessible parce que la formation et les diplômes se révèlent inadaptés, s’imposeront comme l’évidence. Le phénomène devient global et saisit des peuples entiers. » (P. 10)
« Nous, auteurs de cet ouvrage, n’avions ni l’un ni l’autre la moindre chance de vivre les parcours passionnants de journalistes propulsés dans les événements qui ont bouleversé la planète depuis plus de quarante ans. Mais parce que les jeux étaient faits pour nous dès le départ, nous avons tenté le tout pour le tout, n’ayant rien à perdre. Et l’aventure a commencé… Nous ne disons pas aux autres « faites comme nous », cela n’aurait aucun sens. En revanche, si nos expériences pouvaient suggérer qu’on gagne à ne jamais lâcher prise, à rester volontaire en ne renonçant pas à la responsabilité personnelle, notre propos ne serait pas vain ! Viser un but et aller droit vers lui, même si vous chutez en route, même si on rit de vous : Impossible ? » (P. 11)
« Pour cela, nous avons décidé de ne pas rester dans les rangs des spectateurs mais au contraire d’entrer dans la vie quotidienne d’une douzaine de personnages représentant des profils « lambda », c’est-à-dire des acteurs X ou Y de notre époque. A la recherche de l’universel dans la diversité de nos sociétés, nous avons vécu pendant toute une année à leurs côtés, immergés dans leur réalité et solidaires d’eux, sans nous abstraire cependant du droit à la critique. Nous sommes devenus leurs intimes contre une promesse : brouiller les pistes afin de les rendre non identifiables, tout en restant fidèles à l’authenticité de leurs parcours. Ils ont facilité notre travail d’approche et de compréhension, sans devoir porter des masques puisque était écartée la question fatale : “Que va dire ma famille si je m’expose ainsi publiquement ? ”» (P. 12)
« Ce livre parle de ces femmes, de ces hommes qui se sont écroulés en pleine jeunesse ou dans la force de l’âge : presque tous se relèvent, titubent encore sans être certains de rester debout, mais tentent de résister à la sensation de vertige insufflée par les bouleversements. » (P. 12)
« Difficile de mentionner tous ceux qui ont nourri notre enquête. (…) D’un chapitre à l’autre, ils portent leurs combats et leur désir de repartir d’un bon pied sans honte ni culpabilité. » (P. 13)
1. Grand Prix de la Presse Internationale en 2012. Chacun se souvient de ses reportages courageux, en direct souvent, sur les différents théâtres de guerre des années passées. 2. Mémona Hinterman a été nommée conseillère pour le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) en janvier 2013. Elle y est responsable de deux commissions. Celle relative à la diversité (elle préside le groupe de travail sur la diversité) et celle relative aux relations entre l’audiovisuel et le monde de l’éducation (elle préside aussi le groupe travail ad hoc). 3. La situation étant la même dans nombre de pays européens : en Italie, en Espagne, en Grèce, en Angleterre, et même en Allemagne qui « cumule 2000 milliards de dettes » selon les auteurs. 4. Sans oublier Ralph, un jeune allemand engagé, très concerné par la situation politique dans son pays... 5. N’existe plus, s’il a jamais existé ! 6. Tête haute, Mémona Hintermann, Lattès, 2007 ; Poche, Lattès, 2009. Un succès de librairie toujours commercialisé. |