Culture

vendredi, 26 avril 2013 10:31

Le coup de cœur littéraire de la semaine - Le doux parfum des temps à venir de Lyonel Trouillot

Lorsque l’on rencontre Lyonel Trouillot pour la première fois, l’impression, tenace, s’impose à vous. Un mot la résume : « Intense ». Un homme intense. La voix, le regard, l’allure, les gestes et la démarche. Déterminé et intense. Un homme qui sait. Désarçonnant, un peu. Impressionnant, certainement. Un brin distant. Abolir la distance on n’y songe pas.
Cette intensité son œuvre en témoigne. Mais une œuvre exigeante, empreinte d’altérité.

Romans,1 essais,2 correspondance3 et poésie4 dont Haïti et son histoire – Haïti, cette patrie du monde ! –  est le centre de gravitation. Et que l’on ne s’y trompe pas, il en est des œuvres comme des personnes, certaines se calfeutrent en des cimes élevées, très lointaines, tout entières embaumées dans l’atmosphère glacée de leurs certitudes et de leur glorification. Celle de Lyonel Trouillot, « romancier et poète, intellectuel engagé, acteur passionné de la scène francophone mondiale » ainsi que le présente son éditeur, embrasse aussi bien le registre du sentiment et de l’intime, 5 que celui de l’engagement social et de la résistance à l’oppression.6 Un paysage de tous les paysages qui dit et raconte les saisons de l’humanité. Ses livres couronnés de prix,1 dont l’audience internationale va croissant, reconnus par ses pairs, sont distingués régulièrement par la critique.  
Ce roman,2 Le doux parfum des temps à venir, est le fruit d’une belle aventure, une invitation au voyage des sens. Lyonel Trouillot l’a écrit pour inaugurer3 une nouvelle collection lancée par sa maison – les éditions Actes Sud – : la collection « Essences ». Laquelle sera selon la ligne éditoriale : « Une collection où se dévoilent de multiples imaginaires. Du récit au poème, de l’essai à la fiction, elle deviendra miroir du temps, partition de l’effroi, de l’absence, du bonheur ou de l’éphémère, celle des lointains ou des voyages perdus. » Une belle profession  de foi, puisque placée sous les fonts baptismaux d’une conduite en état livresque des sens. « Le parfum4 éveille la pensée, il évoque, il convoque les images de nos vies, il stimule le désir et délie la mémoire. Il n’est de parfum, d’odeur, d’essence qui ne soient espace, chemin vers l’intime, voie vers l’oubli, voix de l’oubli : celle de l’exil toujours, celle de l’errance souvent. Il n’est de voyage sans parfum, d’amour ou de haine sans odeur. Il n’est pas de beauté sans essences et d’essences sans ombre et lumière. Le parfum, l’odeur d’un jardin, celle de l’été, du soir ou de la nuit sont d’emblée territoires de fiction, ceux du poème. Il n’est pas de parfum sans musique, flâneries, vagabondages, et aucun sens ne résiste à la présence obsédante du parfum. Tout instant de nos vies a son odeur. De la naissance à la mort. Du solaire au silence. »
Pour cette collection, Lyonel Trouillot a joué le jeu des remémorations olfactives. Une mère se confie à sa fille, en une époque et en des lieux intemporels. Au vrai cela ne gêne pas. L’auteur leur prête voix avec un sens de l’épure et de l’authentique qui confine au sublime. Ce mimétisme inspire de l’amour. On se prend à aimer ces deux femmes qui se parlent5de l’essentiel.  A savoir : sachant que l’on ne choisit pas qui on est de par les hasards – d’aucuns diraient les contingences –  de la naissance, comment réussir sa vie ? Que faire d’elle ? Cette mère, une fugitive longtemps démunie de tout, à part d’elle-même, victime au plus intime de sa chair de la violence des hommes, bétail humain marquée par eux un funeste jour, du « fer d’une fleur de honte », entreprend alors le dernier soir de sa vie, face à la mer qu’elle a choisi pour tombeau, d’offrir à sa fille ce qu’elle a de plus précieux, en une poignante confession : le témoignage de sa vie. Un pacte est passé entre elles. Je te raconte, je te livre mes secrets, toi tu  m’écoutes et tu exauces mon souhait : tu me laisses mourir là. « … tu coucheras mes yeux morts face à la mer parmi les choses qui furent et ne sont plus, et (…) tu poursuivras seule ton voyage… »
Elle revisite alors pour accomplir ce devoir de transmission qu’elle s’est assignée,  les décombres hantés de bruits et de fureur des différentes étapes de son existence. Un périple dans le souvenir de cités vandalisées, de mornes déserts, de musiques barbares, de corps profanés et de rêves défendus, dont l’écho des épreuves endurées résonne encore à ses oreilles, tandis que le souvenir du doux parfum de la promesse de l’enfant à naître à qui elle se raconte en cette ultime nuit fauve la submerge. Cette enfant auquel elle veut faire l’offrande de la vérité. Cette enfant à qui elle a menti dans son jeune âge, s’inventant une lignée glorieuse, lui racontant aussi d’autres contes de fées pour la protéger du réel (« … tout me servait de point de départ pour te confectionner un conte. ») Un mentir-vrai1 par amour, pour muscler son imaginaire. Ses mensonges d’hier seront sa vérité2 de demain pour sa fille : premier viatique.
De femme à femme, la mère passe aux aveux au cours de leur dernière nuit ensemble.  Emissaire d’une vérité bonne à graver sur le tombeau de la mer. Epitaphe… Des aveux nécessaires avant qu’elle ne se fonde dans l’éternité des abysses marines. Et d’abord ceux d’une certaine impuissance : « Les grottes et les cimes, / les forêts, les déserts, / les villages oubliés, / les villes éternelles / ne furent que des abris. » ; « La nature ne m’a rien appris de sa force et de ses mystères. »
Elle lui dira la vérité de sa naissance. « Je suis pourtant ta seule archive, / ton seul commencement. / Hors moi, seuls le vide et l’absence ont présidé à / ta naissance. / Moi seule t’ai voulue. / Et la nuit où tu es née, il n’y avait pour t’accueillir / ni ancêtre, ni géniteur. / Ni prophète ni bonne marraine. / Rien qu’une femme marquée d’une fleur de la honte. »
Elle lui dira la condition féminine. Pas celle des contes inventés qu’elle lui a racontés. Celle qu’elle a vécue. Celle de se voir signifier le refus du droit d’aimer à sa guise qui elle veut. Celle de se voir reprocher d’être femme. Un pêché que cela. Etre femme c’est pêché. Oui, être femme c’est pêcher (nuance du pareil au même). Tout le montre. Tout le suggère. Tout l’assure. Tout accuse. A ce moment du récit ses accents de sincérité ne maquillent plus le réel. Face à la mort la mère est nue en son dénuement primordial. Mais c’est un arsenal qu’elle vient d’offrir à sa fille.
Elle fut une femme libre aux amours multiples. Fidèle aux sentiments de l’instant et aux désamours du lendemain. Fidèle à elle-même. Une femme aimant l’étreinte plus que l’homme. Une femme sauvée par la naissance de son enfant, réconciliée en cela avec le genre humain, après le fer rouge avec lequel des jaloux avaient brûlé sa chair.     
Elle lui parlera aussi des guerres et comment ne pas penser à Haïti lorsqu’elle s’écrie : « La vérité. / L’odeur de chair brûlée dans les villes et les villages / où j’ai vu la vie dépérir, / les hommes et les femmes fuyant en abandonnant leurs enfants. / Les petits garçons qui jouaient  avec les rats morts / des égouts, / jusqu’à imiter les manières des rats, / jusqu’à prendre leur odeur. / Les petites filles / tôt habituées au cambrement forcé des hanches, / pour survivre. / La vérité. / Les guerres. / Les grandes. / Celles qui sont venues par les ports. / Celles qui ont traversé les frontières pour imposer d’autres frontières. / Celles ouvertes et déclarées, avec leurs pompes et décors. / Celles qui tuaient sans dire leur nom, / les forts se contentant de piétiner les faibles, / sans hymne ni cocardes. »
Ce livre de Lionel Trouillot est un livre d’amour. Celui d’une mère pour sa fille, qui lui dit bien d’autres choses encore… A lire de toute urgence…

 

Lire Le doux parfum des temps à venir pourquoi ?
Parce qu’une nouvelle fois, avec ce livre, Lyonel Trouillot, l’un  des auteurs majeurs de notre littérature, met l’imagination au pouvoir. Mais cette fois, il nous revient avec un texte court, aux accents poétiques, dont la fulgurante beauté inventive, transcende le fond et la forme du propos, conférant à l’ensemble, une tenue comparable à celle de quelque mythe sacré frappé pourtant du sceau de la modernité. La femme est l’avenir de l’homme, ce message qu’un autre poète1 nous a laissé en partage, il réussit le tour de force de l’actualiser de livre en livre, en nous montrant ici, qu’elle est aussi son passé et son présent ? le sel de la terre ? source et symbole de toute liberté humaine. Hors elle, sans elle, point d’espoir : point de doux parfum des temps à venir, mais la désolation des guerres, l’odeur tenace de la haine, la violence des corps et des âmes forcés, le sang versé des crimes, l’enfer des enfers quotidiens.
Et Lyonel Trouillot nous délivre son message, propos épurés, façonnés de strophes parfois rimées, dont certaines phrases reviennent lancinantes et fascinantes, comme le ressac de quelques vagues de bord de mer sur une plage du bout de la terre, juste avant l’aube, comme celle devant laquelle son héroïne prodigue ses derniers conseils à sa fille, en lui demandant de l’y laisser mourir avant d’aller à son tour se mettre en quête de toutes les essences du monde.
Mais aussi parce qu’avec ce récit de la transmission d’une femme parvenue en fin de vie désireuse de partager ses derniers instants avec son enfant-adulte en lui offrant en héritage, l’histoire sans fards de leurs vies, celle de ses défaites, comme de ses victoires, Lyonel Trouillot nous révèle notre vérité. La voix de cette femme s’élève en présence de toutes les dérisions de ce monde, face aux humeurs océanes dans les remous desquelles elle se fondra bientôt.  Et elle nous offre un bien des plus précieux, celui de l’écume de ses jours, celui qui délivre « une odeur d’union libre et de désir fou sans contraintes ni exigences… une odeur d’abondance et de juste partage, une bonne odeur de nouveau monde. » Des armes miraculeuses…
Enfin parce que si de cette épopée, les hommes ne sortent pas grandis, cette femme de tous les âges et de toutes les époques1 que nombre d’entre eux ont saccagée, apprend le pardon et la dignité de soi à celle qu’elle a engendrée. Ultime confidence partagée au cas où : gagner sa liberté en traquant la peur dans les yeux du bourreau. S’appuyer là-dessus pour survivre. Et vivre, vivre pour toi mon amour, mon enfant…

 

Extraits choisis
« Femme je suis. / Et ta mère. / Je ne tiens pas rigueur à l’aube qui s’annonce pour moi /comme une fin de route. / Car qui passe la main au lever du soleil laisse à / ceux qui survivent / un jour pour eux tout seuls. / Au point du jour je te quitterai. / Je fus et ne serai plus. / Tu seras. Vous serez. / N’embaume pas mon corps. / Il me suffira que mes yeux morts donnent face / à la mer. / Garde tes philtres pour ta route. / Et souviens-toi qu’une femme libre est maîtresse / de son parfum. / Au point du jour je te quitterai. / Mais dans la nuit qui fut ma seule confidente, je / réclame à la mort / un dernier temps de parole. / Avec toi. De femme à femme. / Et nous serons nos seuls témoins. / Entre ma bouche et ton oreille, / ni complices ni parasites, / rien que le regard des étoiles qui se contentent / de scintiller, / lumières filantes de la nuit. / Pas besoin du vieux mythe d’une instance supérieure / ni de tierces personnes / pour sceller le pacte entre nous. / Il t’engage à très peu de chose : / Tu mettras mes yeux morts face à la mer. / La marée haute viendra et me recouvrira. / Voilà pour ce qui me concerne. » (P. 10-11-12)

« Pour ce qui te concerne, / que tu fasses serment de désobéissance à tout / obstacle / ou convention / qui t’éloignerait de ton essence. / A toi, demain, quand je serai partie, / la lumière du jour et le silence des étoiles. / A toi, mes mots et ce coffret que tu jetteras si bon / te semble / afin qu’aucun cadavre ne parle dans ta bouche / et que nulle relique ne retarde tes pas. / A toi les choses que tu prendras / Et celles que tu jetteras. / Pour donner un sens à tes pas. »  (P. 13)  

« J’avais peu de choses à te donner. / Tu n’es pas venue au monde dans l’aisance maté- / rielle. / Et tout nous fut si rare. / Je n’ai pas voulu qu’en plus des autres privations / ton enfance soit sans berceuse. / Et les soirs de grand froid, en mal de couverture, / Je t’ai couchée dans un lit de mots. » (P. 15)

« A toi de décider, / si cela a de la valeur, / à quel moment je t’ai le plus aimée, / hier dans le mensonge, / aujourd’hui dans la vérité. » (P. 17)

« Je sais de l’enfance celle que je t’ai donnée. /A chacune de tes larmes il m’a fallu / t’improviser / une légende familiale, / une fière ascendance qui ne commence pas par moi. / Comme si j’avais eu deux enfants, / la première / née de moi / Toi, /la deuxième née de toi /
Moi / comme une petite grande sœur née pour jouer / avec toi et veiller sur /
tes nuits. » (P. 26)

«  Parlons-en de l’amour. / Depuis la naissance de mes seins à eux-mêmes, / comme une chose nouvelle / soumise aux joies et aux épreuves qui mènent à / sa maturation, / depuis la naissance de mes seins à leur propre / convoitise et à celle des autres, / j’ai porté sur mon épaule la lourdeur du regard / des hommes. / J’ai aimé la nudité de mon corps bougeant dans /
l’eau du fleuve. / Ils m’ont reproché de donner naissance à leur désir. /J’ai aimé les routes et les jardins sauvages. / Ils m’ont reproché d’attirer les violeurs par mon / inconséquence. / J’ai aimé les femmes, mes sœurs, leurs formes / douces. /Ils m’ont reproché de ne pas tout sacrifier à la pro- / création. / J’ai aimé l’amour, / donné sans rechigner. / Et ils m’ont reproché de n’être pas la servante d’un seul. » (P. 30-31)

« Sache-le désormais. / Je suis une femme marquée par la colère des hom- / mes. »  (P. 34)

« Tu es née avec une odeur de fruit pur, de rosée / franche, / une odeur de route à prendre dans le matin clair./ Et j’ai chassé en moi toute idée de défaite. » (P. 35)

« Ici commence la vérité. / Mes yeux morts face à la mer. /
Toi maîtresse de tes routes et de ton parfum. » (P. 41)

« La haine, elle est partout présente. / Son odeur je l’ai prise / dans les alcôves des rois, /
dans la forge de l’artisan / et le taudis des miséreux. / Pour celles qui viendront après toi, /
pour donner à chaque aube son parfum de pro- / messe, / Il te faudra vaincre la haine.» (P. 50)

«…et tu marcheras seule vers la conquête de ton / essence. » (P. 52)

«N’oublie pas, mon amour. / Le paradoxe du parfum, c’est qu’il libère ce qu’il capture. /
Capture la vie et libère-la. / Capture les odeurs de la vie et libère-les. / Qu’elles jaillissent de tes paumes, de tes hanches, / de tes yeux vifs à tout saisir, / mourants lorsque tu t’abandonnes.»  (P. 56)


1. Les fous de Saint-Antoine, roman, éditions Deschamps, Port-au-Prince, 1989.
Le livre de Marie, roman, éditions Mémoire, Port-au-Prince, 1993.
Rue des pas perdus, Arles, Actes Sud, 1998 [Ed. Mémoire, Port-au-Prince 1996]
Thérèse en mille morceaux, Arles, Actes Sud, 2000.
Les Enfants des héros, Arles, Actes Sud, 2002.

2. Haïti le dur devoir d'exister, avec Amélie Baron, Mémoire d'Encrier, Montréal, 2010
Objectif : l'autre, Bruxelles, Belgique, André Versaille éditeur, 2012

3. Lettres de loin en loin. Une correspondance haïtienne, avec Sophie Boutaud de la Combe, Actes Sud, 2008.

4. Depale, pwezi, en collaboration avec Richard Narcisse, éditions de l’Association  des écrivains haïtiens, Port-au-Prince, 1979.  / La petite fille au regard d’île, poésie, éditions Mémoire, Port-au-Prince, 1994 / Zanj Nan Dlo, pwezi, éditions Mémoire, Port-au-Prince, 1994 / Les Dits du fou de l’île, Edition de L’Île, 1997 / Éloge de la contemplation, Riveneuve, Paris, 2009.

5. Lire à ce propos L’amour avant que j’oublie (Roman, Actes Sud/Leméac, 2007/Babel n°969) ou/et Yanvalou pour Charlie (Roman, Actes Sud : Leméac, 2009/Prix Wepler 2009/prix littéraire 2011 des lycéens & apprentis de la région P.A.C.A./Babel n°1069)

6. Lire à ce sujet son roman Bicentenaire (Actes Sud, 2004/Babel n°731/Hatier, 2008/

7. La Belle Amour humaine, Arles, Actes Sud, 2011 - Grand Prix du Roman Métis 2011 - Prix du Salon du livre de Genève 2012 - Prix Gitanjali 2012.

8. Ce roman poétique, cette fiction poétique, ce poème romancé, cette poétique romanesque… Ce roman donc…

9. Tout comme Cécile Ladjali qui elle est l’auteur de La Madeleine à la veilleuse.

10. Toujours selon l’éditeur.

11. Et qui nous parlent d’une certaine manière….

12. Aragon, Aragon toujours… Aragon quand tu nous tiens !

13. Ses béquilles, ses madeleines de Proust…

14. Si Jean Ferrat a bien écrit dans sa chanson éponyme, qui donna aussi son titre à son album paru chez Barclay en 1975 : « La Femme est l’avenir de l’homme », il s’est inspiré des vers suivants de Zadjal de l’avenir un poème de Louis Aragon extrait du receuil Le Fou d’Elsa (Gallimard, 1963) : " [...] L'avenir de l'homme est la femme./Elle est la couleur de son âme [...] "

15. Sans précision de lieu ni d’époque, cette femme parle à sa fille.

 

 

 

Partenaires

CANGT NORD GRANDE TERRE
CAP EXCELLENCE

Derniers articles

Les + lus

Rejoignez-nous sur Facebook

Recevez les actus par email

Recevez par mail les dernières infos publiées sur OUTREMER LE MAG'

Rechercher