Culture

vendredi, 19 avril 2013 08:02

Le coup de cœur de la semaine - Une guillotine dans un train de nuit de Jean-François Samlong

Le titre déjà est très évocateur. D’emblée, l’on se retrouve comme au cinéma, confortablement installé, devant le grand écran de sa machine à impressions intérieure. Atmosphère, atmosphère !


Alors on ouvre le livre et on commence à lire. Deux citations en exergue, retiennent l’attention : « Rancune et colère sont aussi des choses détestables où l’homme pêcheur est passé maître. » Le Siracide. « La vengeance est un besoin, le plus intense et le plus profond qui existe. » Cioran. Sagesse et vengeance donc. Et de vengeance il sera beaucoup question dans ce roman. De sagesse aussi. Celle du narrateur omniscient. Mais n’anticipons pas. Tournons encore les pages. Surgit une dédicace : « A la mémoire d’Ernestine Généreuse, voyante extralucide. » Voilà qui ouvre des horizons. On l’imagine Ernestine. Page suivante une précision, précieuse, sur quatre lignes : « Cette histoire tisse des liens avec des faits réels et des personnages qui ont réellement existé, certes, mais tout le reste est littérature. » Et puis, après, page tournée encore, l’histoire commence : moteur !


Oui, moteur ! car d’emblée on se trouve happé par les événements que raconte Jean-François Samlong. Des événements pleins de bruits et de fureur, des crimes commis dans le sud de la Réunion,  en 1909 et en I910 par une bande de désaxés, dont un dénommé Sitarane, fut la figure emblématique : démoniaque et dépourvue de la moindre inclination à la pitié. Les personnages s’incarnent. Sitarane et sa bande (Calendin  dit Saint-Ange, Fontaine…) de buveurs de sang, nécrophiles, auteurs de meurtres, de vols et autres méfaits sordides en série, défraient la chronique de l’angoisse et de la peur, semant la terreur sur leur passage. La boîte à images fonctionne comme au cinéma, impressionnante de réalisme. Pourtant, il n’y a pas tromperie sur la marchandise, ce roman de l’auteur de l’essai Les mots à nu  est bien un objet hautement littéraire. Seulement l’entreprise, suggestive, colle aussi au septième art. Elle en est empreinte jusqu’à sa construction.  Images, odeurs, atmosphères, impressions, sentiments, surgissent à cru, jusqu’au dénuement final qui conduira les protagonistes de cette razzia de la cruauté et du mal absolu, devant les tribunaux.


Jean-François Samlong montre comment la société réunionnaise demeura longtemps traumatisée par cette incarnation du mal que représenta Sitarane, dont le souvenir fascine encore aujourd’hui au point qu’il demeure très présent dans la mémoire collective et que sa tombe à Saint-Pierre, dit-on, soit toujours chargée d’offrandes et de fleurs. Plus, souvent, que celles de ses victimes. Ses adeptes, nombreux, croyant même à son immortalité et lui vouant un culte pas prêt de s’éteindre. 


En racontant cette page d’histoire sanglante de son île, c’est la Réunion que Jean-François Samlong donne à voir à l’intime. Ne manque plus que l’œil de la caméra. L’on se prend à regretter qu’il ne soit pas aussi cinéaste, tant il restitue avec justesse et ampleur, et un réalisme à couper le souffle,  dans cette fresque riche de personnages, les points de vue propres à incarner la légende  de Sitarane et le mythe d’Ernestine Généreuse.  La lumière l’emporte sur l’ombre. Facile de deviner, entre ces deux figures, qui incarne qui…
Amis réalisateurs et scénaristes… A vous de jouer…


Lire Une guillotine dans un train de nuit pourquoi ?
-    Parce que Jean-François Samlong, l’écrivain réunionnais le plus talentueux de ces trente dernières années, réussit avec ce dixième ouvrage de fiction, le tour de force de transformer l’épopée sanglante de Sitarane et de ses acolytes : génies malfaisants, criminels sans scrupules ayant sévi à la Réunion au début du siècle dernier,  en une épopée romanesque d’une lucidité jubilatoire sans concession,  où le Bien, incarné par l’extra-lucide voyante Ernestine Généreuse finit malgré tout par l’emporter. 
-    Cela avec la maîtrise d’un auteur parvenu au sommet de son art : en installant son histoire dans un train carburant au suspens. Mais loin de se ménager, Jean-François  s’impose des contraintes. Dès le début du livre, le lecteur en apprend le dénouement : la décapitation annoncée de Sitarane.  Pourtant l’effet de suspens fonctionne, car Jean-François Samlong en l’utilisant dans le train qui mènera en une nuit Sitarane, sous bonne escorte de maréchaussée, vers son funeste destin, se ménage les moyens de tenir son public en haleine. Il tient là son unité de temps, d’action, de lieu, voire de thème. Dès lors, il conduit à sa main, sans ménager sa peine. Alternant les flashbacks, si l’on se réfère à un langage cinématographique, avec un sens certain de la mise en valeur et du traitement des ellipses. De nombreux chapitres commencent par l’évolution de la situation dans le train de la mort. Le train de la justice pour beaucoup. Les mises en abymes, monologues intérieurs et flux de conscience des personnages, se croisent, se succèdent et se répondent, nourrissant le récit mené  avec fluidité, réalisme et sans temps morts. Et l’on apprend ainsi comment et pourquoi Sitarane et les siens finirent par être arrêtés.
-    Jean-François Samlong s’y entend comme personne pour mettre le lecteur de son côté, ce qui est le propre des très bons écrivains. En refermant ce livre, on se surprend à éprouver de l’empathie pout tous ses personnages. Et ce n’est pas la moindre des prouesses de l’auteur.

 

Extraits choisis



« Il se peut qu’il y ait un homme, un animal, un arbre pour barrer le passage à ce train spécial de nuit. Ou une panne pour l’arrêter, c’est possible aussi. Et pourquoi pas un déraillement sur la voie étroite, sur les pentes fortes ou dans les courbes serrées. Il se peut qu’il y ait quelqu’un, dans le tunnel du cap Bernard ou sur la montagne, pour faire basculer  des rochers sur les rails, pensait Sitarane, dit le Nègre Africain. Alors il ne se ferait plus de souci pour son compagnon de voyage et lui. Il ne s’inquièterait plus de savoir si au bout de la nuit, devant la porte de la prison de Saint-Pierre, la foule grouillante attendait de voir tomber le couperet avant le lever du soleil, avec ce qu’il faudrait dans le regard pour que les larmes ne jaillissent pas de joie ou de tristesse, et qu’on ne s’évanouisse pas devant l’aube blessée à mort. Il y aurait une intervention des âmes errantes en sa faveur, se disait-il, parce qu’il n’avait pas terminé sa mission ici-bas, et le dieu des ancêtres, il s’en souvenait, lui avait confié dans un rêve qu’avec des pouvoirs diaboliques inventés pour lui seul il se couvrirait de gloire à perpétuité. » (P. 15)

« Mais il faut faire un saut dans le passé pour comprendre, d’une part, ce qui avait permis à Sitarane d’entrer, ce soir-là, si promptement et si talentueusement dans la peau de son personnage et, d’autre part, ce qui le pousserait plus tard sur la scène du crime, ce qui l’inciterait ensuite à se dégager d’une existence morne pour faire irruption dans la légende et apparaître comme le « sosie du démon » (…) ce qui le conduirait enfin à l’échafaud, ses yeux roulant des peurs ancestrales sous des paupières gonflées par l’insomnie, et le hisserait au rang d’un mort-vivant, la preuve en est faite, c’est qu’on parle de lui encore. (…) Né au Mozambique, sur la côte est de l’Afrique, à peine âgé de vingt ans il débarqua dans l’île en qualité d’immigrant cultivateur. » (P. 24)

« Chaque jour, un oison se présentait devant sa porte, puis une dizaine, une file d’oisons à plumer de leur esprit d’initiative. Plus le baba-sec dansait, plus il abusait de la jobarderie de l’un, l’autre. Plus le baba-sec causait, plus la vérité régressait ; il s’enrichissait ; sa popularité grandissait. Saint-Ange était un grand sorcier, vraiment. On ne naît pas ainsi ; on le devient. Pari gagné. Avec l’aide de Dieu ou du diable ? Il est superflu de vouloir répondre à cette question, de gloser sur tout ça pour l’instant, car les faits parleraient bientôt d’eux-mêmes, si accablants qu’un bourreau serait désigné plus tôt que prévu. » (P. 37)

« Sitarane connut un moment de solitude qui déforma ses traits et enlaidit sa figure. Un souffle saccadé le rendit nerveux. Il essuya sa main moite     avec un pan de sa chemise qui retombait sur son pantalon. Deltel était allongé là, la mort sur lui sans qu’il en sache rien. La nervosité monta d’un cran dans la chambre lorsque Sitarane posa un genou sur le rebord du lit, l’ombre de son gras armé d’un couteau projetée sur le mur. Puis le choc. L’œil gauche perforé, le sourire d’enfant disparut. On se dit alors que si le couteau d’un criminel est capable de plaisir sadique, Sitarane était ce couteau ennemi de la vie. Il recula d’un pas, et Deltel fut ensuite égorgé par Saint-Ange la Noctule. Fontaine détourna le regard, pâlot. » (P. 80)

« Les jours passèrent interminables. Sitarane et ses hommes s’étaient choisi une vie crapuleuse et, le visage marqué de tous les stigmates de la turpitude, ils étaient méconnaissables, évoluant dans les limites étroites d’une existence abjecte. À leurs propres yeux ils étaient au-dessus de la loi prise dans leur filet. Et, dans ce filet, ils capturaient des petites vieilles, des hommes isolés, ceux qui étaient riches, insouciants. Ils savaient de quelle manière les flammes brûlaient et consumaient les maisons, comment la vengeance agissait tranquillement dans l’ombre, comment le sang versé consolidait une alliance, mais ils ignoraient avec quelle subtilité les événements s’enchaînaient pour les conduire en prison. Maintenant ils côtoyaient le gouffre et s’offraient une destinée qui empestait la mort. C’était le côté positif des choses. » (P. 87) 

« … l’adjoint Choppy savait que rien qu’à prononcer pour soi-même le nom de la demoiselle Ernestine Généreuse (…) Qui était-elle au juste ? (…) On racontait qu’elle lisait le passé, le présent et l’avenir dans les lignes de la main, dans les astres, les cartes, le marc de café, la boule de cristal, le cœur des hommes. On racontait qu’elle avait lu la Bible, la Thora, le Coran, le Manuscrit de la Mer morte, le secret des Templiers, mais on s’en doute, elle n’était pas qu’une liseuse. Elle maîtrisait les vingt-quatre douze langues de la tour de Babel, s’exprimait en langues inconnues aux gens du commun, des ignares. (…) Elle remontait dans le passé, image après image, établissait des liens sûrs entre un objet, un individu,  un lieu, un envoûtement, sans céder à la tentation de vouloir deviner. Elle ne devinait pas ; elle voyait. » (P. 101-102)

«L'adjoint Choppy se souvint d'Ernestine Généreuse qui lui avait confié que Sitarane, disposant d'une force surnaturelle chez les morts, se métamorphoserait en rapace, vipère, limace, glouglou, et qu'il deviendrait une "mort-ombre" pour punir ses ennemis. D'un côté, il y aurait ceux qui useraient de tabous pour être dans les bonnes grâces de l'Ombre ; de l'autre, ceux qui manipuleraient des talismans pour se protéger d'Elle, et les femmes vivraient dans la peur d'être fécondées par cet esprit maléfique qui frapperait comme il avait frappé de son vivant. On ne parlerait plus que du châtiment de l'Ombre car, quelque lien qui eût pu unir Sitarane à l'humain, il l'avait rompu pour toujours.»

« Depuis la Grande Abolition de 1848, les choses avaient peu évolué dans l’île, tout se passait comme si chacun soufflait tour à tour sur les braises du passé pour que la société s’enflamme.  Et, tandis que la nuit s’avançait dans les rues, pénétrait dans les maisons où les femmes préparaient  le dîner et les hommes s’occupaient des enfants, l’ambiance était très pesante, l’air suffocant, le geste incertain, la voix basse, comme si un cyclone s’apprêtait à fondre sur le pays pour tout balayer  sur son passage. Dans ces moments-là, on contemplait son bonheur comme quelque chose qui ne durerait pas, et il ne pouvait en être autrement à se rappeler la maison incendiée des dames Férons, les corps calcinés, le pillage. Plus d’identité ni de visage. Squelettes. Poussière humaine. » (P. 103) 

« Le magistrat ne manquait ni de ressources, ni de ténacité. Comme un puzzle, les pièces commençaient  à s’ordonner dans sa tête autour des assassinats et de la responsabilité individuelle des principaux prévenus. » (P. 206)

« Le jeune magistrat écoutait, épiait, analysait, décortiquait ce qu’il entendait et voyait sous ses yeux. Mensonges et grimaces défiguraient Sitarane qui le fixait de façon haineuse, avec un air de provocation, voire d’effronterie. Il lui semblait que l’assassin n’était lié à la vie que par cette haine qui l’avait averti de sa mort prochaine puisque l’émotion étreignait son cœur, passait malgré lui dans sa voix en contractant les muscles de sa gorge. » (P. 207)  

« Sitarane n’avait jamais pris quelqu’un en pitié, ni homme ni femme, ni bête, et aujourd’hui seulement, pendant qu’on le liait et le bridait de courroies sur la bascule, il paraissait ressentir, renseigné par les tressautements d’une fin d’existence, ce que s’anéantir veut dire. Il entonna dans le dialecte de son pays, avec des intonations rauques, son chant de mort. » (P. 276)

« Par contre, Sitarane fut rapidement hissé sur un pavois, élevé au rang des dieux immortels parce qu’il avait porté sa vie en offrande au couperet à l’aube. Attelé à la mort par la cour d’assises, ressuscité par la cour des Miracles, il était stupéfiant de voir comment toute une population pouvait l’aimer, avec quelle sincérité, quel enthousiasme. » (P. 288)  

« Génie malfaisant, ses adeptes se prosternaient la nuit sur sa tombe rehaussée de fleurs, de bougies, de bandeaux rouges. » (P. 289)

Ces citations sont extraites de quelques-uns des dix-huit chapitres, qui composent la trame de ce roman de gestes macabres et mortifères d’une période de l’histoire réunionnaise. 

1/ Fusil et poudre jaune 2/ Vengeance 3/ Pas d’accalmie à l’horizon 4/ Crimes sans châtiment 5/ La part du diable 6/ Apparitions 7/ Arrestations 8/ Baba-sec 9/ La gueule du monstre 10/ Comme un rat 11/ Nègre bouc émissaire ? 12/ Vent fou 13/ Pacte rompu 14/ Haut et trop court 15/ Une ou plusieurs têtes ? 16/ La dette 17/ Ombre-glouglou 18/ Comme source maléfique.

 

 

 

[1] A Saint-Louis, Saint-Pierre, Le Tampon, avec une extrême férocité, sur fond de magie noire souvent.  

[2] Les mots à nu, Editions Udir, 2000

[3] Voir plus bas à ce sujet : Lire Une guillotine dans un train de nuit pourquoi ?  

[4] Dans les années 1909 et 1910…

[5] Tous les lecteurs se trouvent ainsi de ce point de vue à égalité. Nombre de réunionnais n’ignorant rien du sort réservé au principal protagoniste de cette histoire, avant même de commencer la lecture d’Une guillotine dans un train de nuit.

[6] Répétons-le de main de maître. Lire aussi à cet égard le précédent roman (autobiographique) de Jean-François Samlong L’empreinte française paru aux éditions Le Serpent à Plumes, que nous avons eu le bonheur d’éditer, ou/et  par exemple  L’arbre de violence (Grasset/Le livre de poche).

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