Culture

vendredi, 12 avril 2013 03:05

Livres - Le coup de cœur de la semaine: La Vie sans fards de Maryse Condé

Etre, c’est devenir. Sinon, à quoi bon… Tels sont les premiers mots qui viennent à l’esprit, une fois la dernière page de ce livre de mémoires refermé.

 

Maryse Condé, l’un des écrivains majeurs de notre temps, y revient sur son parcours sans apparemment rien celer des grands et petits secrets de son existence. Celui de la quête de son identité et celui de la naissance de sa vocation d’écrivain. Une vie de femme à fleur de peau, à fleur de rêves avortés, décousue et heurtée, occupée à survivre littéralement, lorsque la jeune femme qu’elle fut, payant tribut au désespoir, se retrouve chaque fois1 aux prises avec les affres du jour et du lendemain à assurer. D’abord pour elle seule, ensuite pour la famille qu’elle s’est créée, victime parfois du sort. Plaies d’argent pouvant s’avérer mortelles comme on sait. Une femme en état d’urgence, couturée de cicatrices, émettant des SOS que personne n’entend ni ne voit, à part quelques rares amies, elles-mêmes percluses de douleurs. Des femmes invisibles souvent dupes des circonstances et des hommes qui les asservissent, dont le chant n’est parfois compris que par elle seule, Maryse, dont la vocation d’écrivaine, femme aux yeux supplémentaires, s’affirme peu à peu, au fil des ans, des voyages et séjours de sa vie au long cours.

Dernière-née d’une famille nombreuse (sept enfants) de la petite bourgeoisie noire,2 coupée de ses racines en Guadeloupe, la jeune fille qui ne parle pas le créole3 lorsqu’elle se rend à Paris à seize ans pour y entreprendre ses études supérieures est une enfant choyée par tous. Mais dans la capitale ses yeux se dessillent. La bien-née confrontée à des situations d’exclusion, devient vite une marginale. Elle y découvre le mouvement de la négritude, s’y éprend de Jean Dominique un journaliste haïtien dont elle aura un fils, dans le commerce duquel elle accoste aux rivages de la sensualité et du militantisme existentiel.

 

C’est en France qu’elle découvre l’Afrique, dans l’effervescence des années de post indépendance puis d’indépendance (les années 60 de décolonisations, porteuses d’espérance) et qu’elle décide de se rendre afin d’y occuper des postes de professeur, notamment en Guinée et au Ghana, avant de partir pour l’Angleterre. Séjours au cours desquels elle acquiert une lucide connaissance des mouvements tiers-mondistes nationaux à l’œuvre, et se met en quête de ses racines.4 Non sans se heurter à certaines contradictions, spectatrice engagée de quelques rencontres, remarquables d’incompréhension entre Africains et descendants d’esclaves : Antillais et Noirs américains.

 

Désillusions ? En tous cas, durant ce temps, le métier de vivre passe par là. Machine à tisser du désespoir comme de l’espoir. Si sa première impression du continent africain « n’a éveillé en elle aucun coup de foudre », elle y prend aussi conscience ? séquelle de l’histoire ? du racisme des Africains envers les Antillais. Et vice-versa serions-nous tentés de dire. D’où l’existence en autarcie là-bas, de ses compatriotes, vivant entre eux, sans plus fréquenter que nécessaire leurs frères africains.

 

On ne se remet jamais d’un premier amour. Celui de Mamadou Condé, un comédien guinéen dont elle porte le nom, restera longtemps une blessure. Difficile dans ces conditions de se forger une identité. Mais il lui faut faire face au quotidien, d’autant qu’il est pavé de mauvaises intentions. Bientôt, ballotée de postes d’enseignante en postes d’enseignantes dans des collèges de brousse, prise de grossesses surprises, dont la première la marquera à jamais, que des pères absents et/ou hostiles, n’assument pas.5 Des hommes intransigeants, despotiques dit-elle, passés maîtres dans l’art de lui faire éprouver des remords. Car ces enfants, nés, en ces temps d’absence de contraception, comme poussent graines dans les champs, il faut bien les élever. Apprend-t-on à aimer ses enfants ? Les aime-t-on tous de la même façon ? Aimer mal, parce que brûlée par son brasier intérieur, est-ce ne pas aimer ? Aimer mal parce que pas finie, parce que fatiguée au sens propre, au sens figuré ; parce que lasse moralement, physiquement… Parce que…

 

Maryse Condé raconte comme personne, sans fards, sa vie de mère. Elle nous montre de quelle manière, tandis que le balan de ses malheurs va crescendo, sa lucidité de voyante, au sens rimbaldien du terme, s’aiguise au cours de ces années-là, dures années d’apprentissage amoureux, politique, littéraire, lui permettant le détachement propre à faire face aux situations impératives, pendant que « la vie, continuait son train de mégère boiteuse. » Cette femme, dont le premier roman est paru à ses quarante-deux ans, non dupe d’elle-même et des autres, nous offre avec ce livre, un laboratoire unique, sur la « fabrique » d’un écrivain, éprouvant tous les dangers du choix de vivre sa liberté. Plus qu’un cabinet de curiosités, cette autobiographie est un testament pour les générations présentes et à venir. L’ouvrir c’est apprendre quel sens donner à sa vie.

 

 

Lire La vie sans fards pourquoi ?

  • Parce que Maryse Condé y répond dans la suite de son ouvrage,6 avec un style éblouissant, à la phrase de Jean-Paul Sartre, qu’elle cite en exergue au début de son récit : « Vivre ou écrire il faut choisir. »

  • Et pour ce qui est de l’écriture de son autobiographie, l’auteure de Ségou ne transige pas : « Trop souvent les autobiographies et les mémoires deviennent des constructions de fantaisie. Il semble que l’être humain soit tellement désireux de se peindre une existence différente de celle qu’il a vécue, qu’il l’embellit, souvent malgré lui. Il faut donc considérer La Vie sans fards comme une tentative de parler vrai, de rejeter les mythes et les idéalisations flatteuses et faciles. » Notamment sur le statut de l’écrivain, thème qu’elle aborde au fil des pages. « La Vie sans fards (…) c’est aussi une tentative de décrire la naissance d’une vocation mystérieuse qui est celle de l’écrivain. Est-ce vraiment un métier ? Y gagne-t-on sa vie ? Pourquoi inventer des existences, pourquoi inventer des personnages sans rapport direct avec la réalité ? Une existence ne pèse-t-elle pas d’un poids déjà trop lourd sur les épaules de celui ou celle qui la subit ? » Pour en plus s’embarrasser du fardeau de l’écriture, serait-on tenté d’ajouter.

  • Mais aussi parce qu’au-delà du « mentir-vrai », cher à Aragon ou à Nathalie Sarraute, art romanesque par excellence pour les uns, mystification du réel pour les autres afin se concilier à peu de frais, la petite contrebande des faveurs supposées du lecteur, l’auteure se donne à voir tout entière, ainsi qu’elle nous le rappelle (P. 12) : « Paraphrasant (…) Jean-Jacques Rousseau dans Les Confessions, je déclare aujourd’hui que “je veux montrer à mes semblables une femme dans toute la vérité de la nature et cette femme ce sera moi. ”. » Une confession qu’elle poursuit en ces termes, établissant ainsi avec ses futurs lecteurs un véritable pacte autobiographique : « D’une certaine manière j’ai toujours éprouvé de la passion pour la vérité, ce qui sur le plan privé comme public, m’a souvent desservie. » Un pacte que ce livre testament, étonnamment moderne dans sa forme, respecte de par l’ambition même de son objectif atteint : « Voici peut-être le plus universel de mes livres. Il ne s’agit pas seulement d’une Guadeloupéenne tentant de découvrir son identité en Afrique ou de la naissance longue et douloureuse d’une vocation d’écrivain chez un être apparemment peu disposé à le devenir. Il s’agit d’abord et avant tout d’une femme aux prises avec les difficultés de la vie. Elle est confrontée à ce choix capital qui est toujours actuel : être mère ou exister pour soi seule. »

  • Et finalement c’est à la table du triomphe de l’existence que nous invite Maryse Condé. Ardeur, espoir et volonté doivent nous guider, en dépit des vicissitudes rencontrées, nous écrit-elle en partage. « Je pense que La Vie sans fards est surtout la réflexion d’un être humain cherchant à se réaliser pleinement. Mon premier roman s’intitulait En attendant le bonheur : Heremakhonon ce livre affirme : il finira par arriver. »

  • Alors vivre ou écrire ? il ne faut pas choisir. Vouloir écrire c’est vouloir vivre. Quant à savoir ! Se fier au chemin… Ah ! Le chemin…

Extraits choisis

Découvrir les titres des différents chapitres, cailloux précieux semés tout au long de cette édifiante biographie rédigée en trois parties, s’avère un jeu de piste passionnant dans la vie de l’auteure. Qu’on en juge :

I/

« Mieux vaut mal mariée que fille »

Proverbe guadeloupéen (P. 19)

« One Flew over the Cuckoo’s Nest »

Milos Forman (P. 37)

 

Deuxième vol au-dessus d’un deuxième nid de coucou (P. 64)

 

L’histoire se répète… sans se répéter (P. 71)

 

« Nous préférons la pauvreté dans la liberté, à l’opulence dans l’esclavage »

Sékou Touré (P. 79)

 

« Tu enfanteras dans la douleur »

La Sainte Bible – La Genèse (P. 92)

 

« Conversion de Saül »

La Sainte Bible – Acte des Apôtres (P. 98)

 

« La visite de la vieille dame »

Friedrich Dürrenmatt (P. 111)

 

Le complot des enseignants (P. 121)

 

Franz Fanon revisited (P. 127)

 

« Le Paradis ? Un peu plus loin »

Mario Vargas Llosa (P. 132)

 

« Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés »

Comptine anonyme (P. 146)

 

« Partir, mon cœur bruissait de générosités emphatiques »

Aimé Césaire (P. 159)

 

II/

« Woman is the nigger of the world »

John Lennon (P. 175)

 

« Osagyefo never dies »

Comptine enfantine (P. 193)

 

« Jamais deux sans trois et le troisième est fatal »

Proverbe guadeloupéen (P. 205)

 

« La vie est un long fleuve tranquille »

Etienne Chatiliez (P. 213)

 

Petit entracte dans le ventre de Dan (P. 226)

 

« Lorsque l’enfant paraît… »

Victor Hugo (P. 238)

 

« La mémoire aux abois »

Evelyne Trouillot (P. 248)

 

« … This earth. This realm. This England »

Richard II

William Shakespeare (P. 261)

 

« Ne désire jamais Nathaniel, regoûter les eaux du passé »

Les nourritures terrestres

André Gide (P. 285)

 

« The end of the affair »

Graham Greene (P. 296)

 

III/

« Il faut tenter de vivre »

Paul Valéry (P. 307)

 

A propos de l’Afrique, de ce passé qui ne passe pas et du projet de son livre : «Je ne parlerai pas de ma vie actuelle (…) Je tenterai plutôt de cerner la place considérable qu’a occupée l’Afrique dans mon existence et dans mon imaginaire. Qu’est-ce que j’y cherchais ? Je ne le sais toujours pas avec exactitude. En fin de compte, je me demande si à propos de l’Afrique, je ne pourrais reprendre à mon propre compte presque sans les modifier les paroles du héros de Marcel Proust dans Un amour de Swann : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour pour une femme qui ne ma plaisait pas, qui n’était pas mon genre. » (P. 16)

 

Réaction d’un lecteur de nuit :

 

« … Oui, moi aussi ce roman de Maryse Condé m'a perturbé. Très inattendu de sa part de se livrer autant. Mais je crois que cela correspondait pour elle à une nécessité absolue à ce moment de son existence. Encore qu'elle n'y épargne ni ses enfants, ni quelques-uns des hommes de sa vie! Elle n'est d'ailleurs pas toujours tendre avec elle-même non plus... Ce qu'il y a d’intéressant c'est de pouvoir s'interroger sur les raisons de cette... confession? Un écrivain ment. Même s'il ment... vrai, ainsi que le disait Aragon. Rendant ainsi à la vérité le plus authentique des services. Et puis il y a aussi le fait que certains écrivains sont prêts à beaucoup pour faire avancer leur œuvre. Ils pensent que la faire prospérer les exonère de tout, y compris du sens commun de la trahison... Les proches en souffrent le plus souvent... Les lecteurs et la postérité y gagnent parfois, les proches trinquent presque toujours et ne peuvent que faire avec. Est-ce que ça vaut le coup au bout du compte? ? Suivant que vous serez…. Fascinant à traiter... Reste que ce livre de Maryse Condé fascine de par son ton de sincérité et par l’irréductible attachement à la littérature qui s’en dégage. Sa vie fut un combat. Elle témoigne de par son existence de celui que menèrent les femmes de sa génération. Un combat pour leur émancipation, toujours d’actualité aujourd’hui, aux Antilles, en Afrique, aux USA et partout dans le monde. »

1 A chaque étape de sa vie (durant cette période) dans l’obligation cruciale d’assurer la matérielle, pour elle et pour les siens. Parfois sans un fifrelin, ou avec très peu de moyens en poche.

 

2 Sa mère, jeanne Quidal, une des premières institutrices noires de sa génération. Son père Auguste Boucolon créa une petite banque locale « La Caisse Coopérative de Prêts », qui aidait les fonctionnaires.

 

3 Ignore même le gwoka, n’ayant jamais assisté à un lewoz, et juge la nourriture antillaise « grossière et sans apprêt ».

 

4 La Guinée dont « Conakry… a été ma véritable porte d’entrée en Afrique, écrit-elle. » Cette Guinée, « seul pays d’Afrique francophone à se vanter de sa révolution socialiste. »

 

5 Des enfants, dont on voit les visages, entourant leur mère au premier plan, à même la photo de famille figurant sur le bandeau de l’ouvrage. Denis Boucolon, le fils de Jean-Dominique, et ses trois demi-sœurs : Sylvie-Anne, Aïcha et Leïla. Denis devenu écrivain (auteur de trois romans) mort aujourd’hui, tout comme son père malheureusement.

 

6 La Vie sans fards se lit comme le meilleur de ses romans. L’ouvrir c’est ne plus pouvoir le refermer avant d’être arrivé au bout. Sinon, faute de temps, vouloir y retourner ainsi que l’on aurait hâte d’y retrouver un être cher.

 

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