Bercée par les mots de Patrick Chamoiseau durant son adolescence, Estelle-Sarah Bulle a grandi dans un environnement éclatant de créolité. Son environnement familial fait résonner la langue dans ses oreilles. Guadeloupéenne par son père, elle grandit avec la sonorité du parler imagé dans un appartement de la banlieue parisienne. Puis vient la découverte de la litterature antillaise. Un choc, une passion qui lui donne le goût des mots. La native de Créteil est originaire de Morne-à-l’Eau. Un endroit qu’Estelle-Sarah Bulle retrouve toujours, dès qu'elle le peut, avec le plus grand des plaisir. Mais en réalité, c’est la Guadeloupe dans son entièreté qui l’habite. « J’essaye d’y retourner tous les ans » explique la Mornalienne, « j’ai eu un rendez-vous manqué à Pâques dernier, mais je dois venir très bientôt pour honorer des rendez-vous avec des libraires». Elle arrive à l'écriture après des années d'études à Lyon, à Paris et même un emploi dans la culture.
Un sujet qui lui tient à coeur
Estelle-Sarah Bulle a tout plaqué pour devenir écrivaine et le pari a été gagnant. « Le jour où j’ai posé ma démission, la maison d’édition Liana Levi m’appelait pour me dire qu’elle voulait publier mon roman. » Un signe du destin pour cette amoureuse de littérature antillaise. Un an plus tard, la voici lauréate du Prix Stanislas du premier Roman, le 28 août dernier. Estelle-Sarah Bulle eut le désir de commencer sa carrière littéraire par un sujet qui lui tenait à cœur. « Les Antilles contemporaines étaient rarement abordées dans la littérature » annonce la romancière avant de lancer sans détour, « Je me sentais légitime de parler de cette histoire encore trop méconnue. » L’histoire de milliers d’Antillais, débarqué en France Hexagonale après le chant des sirènes du Bumidom. Les années 60’ 70’ ont été une période charnière, voir charnier pour la Guadeloupe et la Martinique. Entre déracinement et désillusion, cette tranche d’histoire relatée est formidablement abordée par Estelle-Sarah Bulle, mais qui ne se cache pas pour affirmer qu’« il y a une portée politique » dans son livre. « Mai 67, le Bumidom sont des évènements qui méritent d’être sus par le plus grand nombre de Français. »
Contes et double culture
Afin que le discours polyphonique ait une portée universelle, Estelle-Sarah Bulle s’est employée à ce que le lecteur ne puisse pas précisément identifier les personnages et les lieux. C’est ainsi que le roman débute par : « J’ai quitté Morne-Galant à l’aube parce que c’était la seule façon de ne pas cuire au soleil. » La Mornalienne d’origine, explique cette démarche afin « de pouvoir prendre de la distance avec le décor. Cela m’a permis d’apporter une certaine nuance dans l’histoire que j’ai voulu raconter et peut-être me rapprocher du conte, qui est encore très présent dans la tradition antillaise. »
Héritière d’une double culture, Guadeloupéenne par son père, et franco-belge par sa mère, Estelle-Sarah Bulle oscille entre les deux. « Pour moi c’est à la fois une fragilité et une force. Une fragilité car lorsque je vais régulièrement en Guadeloupe, et je ne suis pas vraiment considérée comme une guadeloupéenne. On me dit que je ne parle pas le créole et que je suis née en France. Mais d’un autre côté c’est une richesse de côtoyer deux cultures car cela permet de mieux intégrer un environnement. »
L’identité du déraciné
Au fil d’une narration authentique, drôle et sincère, Là où les chiens aboient par la queue est une réflexion sur l’identité et le déracinement ; assurée avec poigne, par un discours choral. Au gré des récits d’une tante, véritable « potomitan » de la famille, Estelle Sarah-Bulle emmène le lecteur à 8 000 km, au cœur d’une Guadeloupe en plein essor, après la départementalisation de 1946. Un récit qui n’est pas autobiographique, mais qui est imprégné de saveur créole. L’auteure a grandi dans un environnement antillais à Créteil, forcément les sonorités de l’archipel, et les traditions ont pris racines en elle. « J’ai été très imprégnée de la culture guadeloupéenne, cela m’a permis de beaucoup observer ma famille et son entourage. Et Lorsque l’on est déracinée comme certains personnages du roman, on emporte beaucoup de choses de sa terre natale avec soi, une culture des croyances, etc. » Autant de choses qui permettront de ne pas se sentir perdu dans ce nouveau monde. Le roman faisant le pont entre deux générations de Guadeloupéens, il est, de ce fait, normal de retrouver plusieurs attitudes, parfois contradictoires d’enfants du Bumidom. Déracinement faisant, certains ont coupé le lien qui les relient avec la terre natale afin de tenter de mettre fin à certains paradoxes, d’autres ont conservé un amour indéfectible pour le « péyi » en entretenant les traditions, créant ainsi une dichotomie entre pays rêvé et pays réel. Et, au milieu se retrouvent leurs enfants, ne pouvant pas nécessairement ménager la chèvre et le chou, entre l’identité de leurs aïeux et celle de leur naissance. Ce qui fait dire au narrateur du roman à la fin du premier chapitre : « Les voix avaient mûri en moi dans un embrouillamini qu’il me fallait démêler (…) Le désir d’en faire naitre un récit m’est venu (…) J’espérais comprendre ainsi, avec le recul, le tour de ma propre existence. » p 19-20
Là où les chiens aboient par la queue, Estelle-Sarah Bulle
Editions Liana Lévi, 260 pages, 19 euros